[MUSIQUE] Toute carte est le résultat d'une succession de choix. Par nature, la carte est une réduction de la réalité. Lewis Carroll, dans Sylvie and Bruno Concluded, paru en 1893, illustre ce constat par l'absurde et par beaucoup d'humour. Un cartographe est très fier d'annoncer au narrateur de cette histoire, la réalisation d'une carte à l'échelle un mile pour un mile. La carte a la taille exacte du royaume, chaque détail de la réalité est représenté tel quel sur la carte. Le cartographe pense ainsi avoir atteint le plus haut sommet de perfectionnement dans la science de la cartographie. Quand le narrateur lui demande si sa carte a beaucoup servi, le cartographe lui répond : elle n'a jamais été dépliée jusqu'à présent, les fermiers ont protesté, ils ont dit qu'elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil. Aussi, nous utilisons maintenant le pays lui-même comme sa propre carte et je vous assure que cela convient presque aussi bien. Lewis Carroll montre que le rêve d'une carte exactement fidèle à la réalité est absurde, car il annule l'idée même de carte. La carte est donc par essence une réduction de la réalité, la conséquence inévitable de cette réduction est la nécessité de sélectionner les éléments qui figureront sur la carte. Il faut aussi choisir le signe, le symbole. En sémiologie graphique, nous parlerons de figuré, le figuré par lequel les éléments du réel vont être représentés sur la carte. Pour effectuer cette réduction de la réalité, le cartographe va donc effectuer une succession de choix pour façonner le message que la carte va transmettre aux lecteurs. Le premier choix à faire est celui du fond de carte. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la terre est ronde, or le support de la carte est plat. Pour passer d'une réalité à trois dimensions à sa représentation en deux dimensions, il faut utiliser une opération mathématique que l'on appelle une projection. La projection déforme forcément la réalité pour en donner une représentation, il y a alors un choix à faire. Soit la projection conserve les formes, en conservant les angles, elle est alors dite conforme. Soit elle respecte les surfaces, elle est alors dite équivalente. Soit, enfin, la projection tente de respecter au mieux les formes et les surfaces sans parvenir toutefois à conserver exactement ni les unes ni les autres. Ce type de projection est appelée aphylactique, c'est le cas des projections équidistantes. Le choix de la projection est primordiale quand on réalise un planisphère. Pour des cartes à l'échelle régionale, il conviendra de choisir la projection qui mettra en valeur l'espace que vous aurez choisi, en le déformant le moins possible. Quoi qu'il en soit, la projection montre bien qu'il est impossible de représenter une réalité sans faire de choix. Nous allons maintenant comparer deux cartes représentant une même information pour un même espace, les densités de population d'Afrique, deux cartes cependant très différentes. Nous allons mettre en évidence la succession de choix effectués dans chacun des cas. Chacun des cartographes a effectué ses choix en fonction du public auquel il s'adressait. La première carte est issue d'un atlas spécialisé sur la ruralité en Afrique, édité par le CIRAD, un organisme de recherche, il s'adresse à un public de connaisseurs et/ou de professionnels de l'Afrique. La deuxième est issue d'un atlas scolaire généraliste destiné à un public de collégiens. Les deux fonds de carte n'ont pas la même projection, mais la différence essentielle réside dans le fait que la première carte apporte une information plus précise et plus détaillée des densités. La principale différence concerne la maille de base de l'information sur les densités. Elle est de quelques kilomètres carrés pour la première carte et c'est l'échelle nationale pour la deuxième carte. De ce fait, la première carte donne une information beaucoup plus riche. Elle donne à voir les inégalités de répartition de la population à une échelle beaucoup plus fine et on constate que les frontières ne correspondent pas aux discontinuités dans les densités de peuplement comme pourrait le laisser penser la deuxième carte. Une autre différence concerne le regroupement des densités en différentes classes auxquelles sont attribuées une couleur, ce qu'on appelle la discrétisation, c'est un choix que nous verrons dans la leçon cinq. Il y a six classes de densité pour la première carte, cinq classes pour la deuxième. La première carte permet de mieux mettre en évidence les densités extrêmement faibles, inférieures à un habitant par kilomètre carré, alors que la classe la plus faible de la deuxième carte est de zéro à dix habitants au kilomètre carré. La première carte met aussi mieux en évidence les densités extrêmement fortes de plus de 500 habitants au kilomètre carré, alors que la deuxième carte regroupe dans une même classe les densités fortes et très fortes, supérieures à 300 habitants au kilomètre carré. Elle est donc de ce point de vue également moins précise. Par ailleurs, si l'on observe attentivement le tracé des frontières nationales sur la deuxième carte, on constate qu'il est plus simplifié ou plus schématisé. On dira que le fond de la deuxième carte est plus généralisé que celui de la deuxième. C'est là encore un choix du cartographe que nous étudierons dans la leçon trois. La toponymie est absente de la première carte, l'atlas comporte une multitude de cartes sur l'Afrique et on s'adresse à un lectorat de spécialistes. Seule la première carte de l'atlas porte les noms des pays, le cartographe a jugé que cela alourdirait inutilement les cartes qui portent toutes sur l'Afrique et brouillerait l'information spécifique de chacune d'entre elles s'il indiquait à chaque fois le nom des pays. Sur la deuxième carte, les collégiens ne sont pas familiers avec la géographie politique de l'Afrique. Il est donc utile et pédagogique d'indiquer le nom des pays sur chacune des six cartes de l'Afrique que comporte cet ouvrage. Enfin, la deuxième carte porte une deuxième information sur la taille des villes. Pour des contraintes éditoriales, les cartes sur chaque région, l'Afrique, l'Europe, les Amériques, etc, dans cet atlas, cumulent chacune plusieurs informations. Dans l'atlas du CIRAD, chaque information est beaucoup plus détaillée. Multiplier les couches d'information sur une même carte alourdirait inutilement sa lecture. Pour un même thème, les densités de population, et pour un même espace, l'Afrique, chaque cartographe a effectué ses choix en fonction du public auquel il s'adressait. C'est un point essentiel à retenir pour vous, cartographes en devenir : en tant que résultat d'une succession de choix, toute carte participe d'un discours qui transmet un certain message. Et comme tout discours, celui-ci est orienté, une carte traduit un point de vue particulier sur le monde, celui de son auteur. Elle s'adresse aussi, nous l'avons vu, à un certain public. Aucune carte ne peut être détachée de son contexte de production. L'évolution des cartes européennes sur l'Afrique du XVIe au XXe siècle le montre bien. Au XVIe siècle, seuls les litoraux de l'Afrique sont bien connus des Européens, une situation qui va perdurer jusqu'au XIXe siècle, on le voit sur cette carte de 1535 par Waldseemüller. On voit ici un extrait de la carte qui correspond à l'Afrique de l'Ouest. Le tracé des côtes est très précis, on voit les embouchures des fleuves, tous les endroits où les navires peuvent mouiller. La cartographie précise des côtes contraste avec l'intérieur du continent qui est blanc. Le blanc de la carte est rempli avec des informations fausses sur les reliefs, le tracé des fleuves, voire des ajouts carrément fantaisistes, des rois africains fantasmés, des montres anthropomorphes, des bêtes fantastiques. La carte traduit la vision imaginaire des Européens sur un continent qu'ils ne connaissent que de l'extérieur. Dans les siècles qui suivent, les Européens vont avoir au compte-gouttes des informations sur l'intérieur de l'Afrique. Sur cette carte de 1650, la toponymie est plus complète, mais plus on s'éloigne des côtes, plus elle est imprécise. Le tracé des fleuves demeure largement faux. Le cartographe, Le Sanson, propose un découpage en royaumes de l'Afrique. Il plaque l'organisation territoriale européenne du XVIIe siècle en royaumes et états, avec des frontières fixes et dirigés par des souverains, il plaque cette organisation sur une Afrique qu'il ne connait pas. On sait maintenant que l'organisation des pouvoirs dans l'espace africain au XVIIe siècle ne correspond pas du tout au découpage territorial européen à la même époque. Les centres de pouvoir sont beaucoup plus mobiles, les marges des zones d'influence beaucoup plus floues. Une fois encore, les choix effectués pour construire une carte traduisent une certaine vision du monde, celle d'un auteur ancré dans un contexte culturel spécifique, ici l'Europe du XVIIe siècle. Une vision qui peut se retrouver très éloignée de la réalité. Jusqu'au XIXe siècle, la logique de la cartographie de l'Afrique va rester la même. Les toponymes des royaumes et peuples supposés ou avérés deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les commerçants et les explorateurs complètent les informations des cartographes européens. Les blancs de la carte sont remplis jusqu'à la surcharge. À partir du XIXe siècle, la logique va s'inverser. Les Européens voient désormais l'Afrique comme un terrain de conquête. Une fois encore, les choix effectués pour construire les cartes vont traduire ce nouveau contexte. Elles vont être reblanchies. Les tâches blanches réapparaissent sur la carte et s'agrandissent. Les noms de royaumes se font plus discrets, les frontières s'estompent. L' Afrique est représentée comme un continent vierge de toute autorité politique. C'est un espace disponible pour la conquête. Les informations topographiques et le tracé des fleuves se font plus précis grâce aux informations des explorateurs du XIXe siècle. Les cartes vont devenir un instrument de la conquête pour guider les corps d'armée expéditionnaires à l'intérieur du continent. Après colonisation européenne de la fin du XIXe siècle, les cartes trouvent une nouvelle utilité. Elles donnent à voir l'appropriation territoriale européenne du continent. Le découpage administratif apparaît clairement, les conquêtes anglaises sont laissées en blanc, le tracé des pistes est indiqué sur la carte, ainsi que le kilométrage et le nombre de jours de trajet entre chaque ville, ce qui donne des informations utiles pour les administrateurs coloniaux et les commerçants appelés à mettre en valeur les ressources de cet espace pour le bénéfice de la métropole. Cette mise en perspective historique permet de mettre en évidence que les choix de cartographie ne sont jamais anodins. Ils traduisent une certaine représentation de l'espace. Représentation qui est liée au contexte de production dans lequel évolue le cartographe. La carte apparaît aussi clairement comme un instrument du pouvoir qui sert à justifier, et souvent de façon très convaincante grâce à son caractère visuel, justifier un projet politique sur un territoire. En tant que futur cartographe, il est très important que vous soyez conscient que vos choix ne sont pas sans conséquences. Nous vous donnerons, tout au long de ce cours, des critères pour vous aider à conscientiser vos choix et à faire les bons choix. Qu'est-ce que des bons choix? Ce sont des choix qui vont conduire à la réalisation d'une carte efficace. Une bonne carte doit remplir quatre conditions, un message principal se dégage rapidement. L'information est facile à lire, la représentation de l'information est précise et la carte est belle à regarder. Pour réaliser une bonne carte, vous devrez donc effectuer une série de choix. Tout d'abord, définir le message principal que vous voulez adresser aux lecteurs. Il devrait être résumé dans un titre concis et clair. Ensuite, cibler un public. Est-ce que vous vous adressez à un public de spécialistes, le lectorat de votre thèse, par exemple, ou à un public élargi. C'est le cas d'une carte à paraître dans une revue grand public ou sur un blog. Choisir vos données, ensuite. C'est un choix sous contrainte, certaines données n'étant pas disponibles. Sur d'autres espaces, au contraire, vous aurez trop d'informations, il serait impossible de tout représenter sur une seule et même carte. Il faudra donc choisir ce que vous représentez, et choisir ce que vous laissez de côté. Adopter un principe de sélection de l'information et de simplification du réel. Il faut accepter, contrairement aux cartographes de Lewis Carroll, de ne pas pouvoir tout représenter sur la carte. Hiérarchiser les informations. Certaines informations sont plus importantes que d'autres. Pour faciliter la lecture de votre carte, il serait indispensable de mettre en avant les informations principales. Prendre en compte les contraintes techniques de temps, coût, taille. Vous réalisez votre carte dans un temps limité, avec un budget limité. Et la taille de votre carte est contrainte, par les caractéristiques éditoriales, l'usage du noir et blanc, la taille de la page, etc. Respecter les règles de la sémiologie, ensuite. La sémiologie graphique est la grammaire du cartographe. Vous allez en apprendre les principales règles. Vous devrez vous y référer pour faire les meilleurs choix de représentation de vos données. Ce MOOC poursuit donc un double objectif. D'une part, vous donner toutes les connaissances nécessaires pour réaliser les meilleurs choix possible pour vos cartes. D'autre part, vous amener à une maîtrise suffisante des outils informatiques pour que la technique ne soit pas un obstacle dans la réalisation de vos cartes.