[MUSIQUE] L'impérialisme cognitif. C'est un mot compliqué. Je vais essayer de l'expliquer en quelques mots simples. Alors, vous connaissez tous l'impérialisme politique, économique qui peut être défini comme la volonté de certains pays ou groupes de pays de dominer d'autres, de leur imposer leur agenda. Comment peut-on illustrer l'impérialisme cognitif? On peut l'illustrer par quelques histoires réelles, mais simples. Quand vous demandez à certains peuples autochtones, est-ce qu'on peut construire une école sur ce lieu, ils peuvent vous dire, non, c'est un lieu sacré. Peut-on couper cet arbre? Non, cet arbre, on ne peut pas le couper parce qu'il nous renvoie à nos ancêtres. Peut-on utiliser cette rivière? Non, c'est une rivière sacrée. Si vous commencez à penser que c'est de la superstition, si vous commencez à penser que les peuples autochtones sont arriérés, vous êtes en train de développer des mécanismes d'impérialisme cognitif. Cela veut dire, vous êtes en train de projeter vos croyances, vos réalités sur des réalités différentes. L'impérialisme économique politique, on le connaît, c'est-à-dire la domination d'un certain nombre de pays ou de continents sur d'autres pays ou continents. Mais l'impérialisme cognitif est beaucoup plus difficile à identifier parce qu'il est incrusté dans chacun d'entre nous ou dans beaucoup d'entre nous. Beaucoup d'entre nous croient que les personnes qui sont scolarisées le plus longtemps possible sont plus intelligentes et méritent plus de respect que d'autres personnes. Dans cette séquence, ce que je vais essayer de vous montrer, de partager avec vous, c'est la nécessité de rompre avec l'impérialisme cognitif. Et en fait, il y a quatre manières de rompre avec l'impérialisme cognitif. Premièrement, c'est considérer que chaque culture, chaque civilisation a une histoire qui mérite le respect. Deuxièmement, pensez à la sagesse des peuples autochtones. Je pense que les peuples autochtones ont une sagesse particulière qui peut nous aider à lutter contre l'impérialisme cognitif. Troisième point, les scientifiques, la science a besoin d'intégrer une perspective de doute et une perspective critique par rapport à ces certitudes. Quatrième point, la nécessité de donner la priorité à l'intelligence collective par rapport à l'intelligence individuelle. Je commencerai par la nécessité, si on veut rompre avec l'impérialisme cognitif, de considérer qu'il n'y a pas de sur-culture et de sous-culture. Autrement dit, toutes les cultures et les civilisations ont des manières d'apprendre, des manières d'éduquer et toutes ces manières sont légitimes dans leur contexte. D'où l'idée pour quelqu'un qui veut réellement faire avancer la réflexion sur l'éducation de ne pas rejeter des pratiques qui nous semblent éloignées de nos références comme des pratiques qui relèvent de la superstition, voire de la non-civilisation. Autrement dit, pour rompre avec l'impérialisme cognitif, il faut mettre en doute la supériorité de certaines cultures par rapport à d'autres, mettre en doute la supériorité des personnes scolarisées par rapport aux personnes qui ne sont pas scolarisées. Maintenant, je souhaite vous parler de l'intérêt d'accorder du crédit à la sagesse des peuples autochtones. J'aimerais vous rappeler que tous les peuples du monde sont à l'origine autochtones et animistes. Autrement dit, même dans les peuples qui sont devenus monothéistes, qui sont devenus très centrés sur la technologie, il ne faut pas oublier que toutes les communautés humaines sont à l'origine animistes et autochtones. Alors, qu'est-ce que les autochtones nous amènent de plus pour rompre avec l'impérialisme cognitif? Je pense ce qu'ils nous ramènent le plus, et cela a été dit dans de nombreuses séquences dans ce cours, mais je crois que cela sert à le répéter, ils nous ramènent une proximité avec la nature. Ils nous ramènent une capacité à considérer la nature comme une entité à respecter, une entité à protéger et ne pas la considérer comme une entité à exploiter par la compétitivité économique et l'appât du gain. Et je pense que si on arrive à retourner à ces valeurs que les peuples premiers, parfois on les appelle peuples racines, et parce que ces peuples-là ne sont pas du tout éloignés de la sagesse des origines. Et donc je pense qu'un retour vers les concepts des peuples autochtones peut nous aider à rompre avec l'impérialisme cognitif. Troisième point, la science. La science a été jusqu'à récemment dans une posture de conquête. de certitude, d'absence de doute. Or l'esprit scientifique doit être basé sur le doute, la critique et l'impératif de réfuter les thèses. J'aimerais donner un exemple concret. La catastrophe nucléaire de Fukushima. Vous avez une société comme la société japonaise, très centrée sur la technologie et la science, et nous avons vécu lors de cette catastrophe la preuve que la science ne peut pas résoudre tous les problèmes et les défis auxquels fait face l'humanité. Et donc la science a besoin, et cette pandémie du COVID-19 nous le montre de nouveau, la science a besoin de doutes. Elle a besoin probablement aussi d'intégrer d'autres sources de savoirs pour résoudre les problèmes concrets. Dernier élément, je souhaite vous parler de la notion d'intelligence essentiellement collective. Je pense depuis longtemps, nous avons une conception de l'intelligence centrée sur l'intelligence portée par un individu. Or de nombreuses recherches nous montrent que nous sommes capables d'une manière beaucoup plus pertinente, efficace et efficiente de résoudre des problèmes si on travaille collectivement. Cette sorte de sagesse des foules est quelque chose de nécessaire. l'intelligence a été considérée pendant très longtemps comme une qualité individuelle, voire comme une qualité d'individus en compétition. Or il me semble que le 21e siècle nous donne l'occasion de donner la priorité à l'intelligence collective par rapport à l'intelligence individuelle. Je vais l'expliquer d'une autre manière. Quand vous avez un problème scientifique, vous avez plusieurs manières de le résoudre. Ou bien demander à des chercheurs isolés de le résoudre. Si vous avez un problème professionnel, vous pouvez demander à différents professionnels de le résoudre ou bien vous allez exposer ce problème à un groupe de professionnels ou un groupe de chercheurs et vous allez constater rapidement que l'intelligence collective est supérieure à l'intelligence individuelle. Et je pense que si on réalise le passage d'une conception individuelle de l'intelligence à une conception collective, on trouvera plus facilement les solutions aux défis qui se présentent devant. Pour conclure, je souhaite vous relater une expérience de recherche personnelle que j'ai vécue il y a quelques années. D'ailleurs, le chercheur qui dirigeait cette recherche, vous le connaissez bien. C'est le professeur Pierre Dasen qui nous a parlé dans une vidéo précédente. Le professeur Dasen est un psychologue du développement qui a travaillé avec Piaget et qui a fait des études sur l'intelligence dans différentes sociétés. Et en particulier, il était intéressé à comparer l'intelligence en Afrique, en particulier en Côte d'Ivoire, avec les conceptions de l'intelligence à Genève, et à l'époque, j'ai participé avec lui dans une étude dans la région d'Evolène en Valais, c'est une région pittoresque, pour analyser, pour étudier les conceptions de l'intelligence de la population d'Evolène en Valais. Donc nous avons trois populations : Evolène, population de parents genevois et population de parents africains. Et l'objectif de la recherche était d'identifier et de comparer les conceptions de l'intelligence dans ces trois populations. Si on avait les lunettes de l'impérialisme cognitif, nous allons nous baser sur l'idée que l'intelligence, en fait c'est l'intelligence logico-mathématique. Autrement dit, c'est l'intelligence que Piaget en particulier a priorisée dans ses travaux. Or Pierre Dasen a mis en place une technologie, une méthodologie intéressante pour explorer cette intelligence. On a travaillé avec un ensemble de cartes et sur les cartes, il y avait des affirmations et on demandait aux parents de choisir quelles sont les cartes qui reflètent l'intelligence. Et ce qui est intéressant dans les résultats de cette recherche que je vais décrire rapidement, on a trouvé en fait que les conceptions de l'intelligence étaient très différentes en comparant l'Afrique, Genève et Evolène. En Afrique, la conception de l'intelligence chez les parents africains était essentiellement une conception sociale ou collective. Autrement dit, un enfant est considéré comme intelligent s'il était serviable, si par exemple l'enfant accepte d'aller acheter des courses quand on lui demande, quand un adulte lui demande quelque chose. À Genève, l'intelligence était plutôt logico-mathématique, c'est-à-dire un enfant intelligent, c'est un enfant qui réussit à l'école. Et à Evolène, le résultat était entre les deux. C'est-à-dire, les paysans d'Evolène, quand on leur demande, quelle est votre conception de l'intelligence, ils ont une conception de l'intelligence à mi-chemin entre l'intelligence de la classe moyenne urbaine genevoise et l'intelligence conçue en Afrique. Et donc, cela, c'est intéressant. Alors, je vous relate cette expérience de recherche pour vous montrer les dangers de l'impérialisme cognitif. Autrement dit, il faut qu'on soit certain qu'il y a plusieurs conceptions de l'intelligence. Et l'intelligence n'est pas uniquement l'intelligence logico-mathématique. L'intelligence peut renvoyer à des qualités sociales comme la solidarité, comme la convivialité et comme être à disposition des autres pour les aider et si on arrive à une conception multiple de l'intelligence, on se détache un petit peu de l'impérialisme cognitif. [MUSIQUE] [MUSIQUE]