[MUSIQUE] [MUSIQUE] Bienvenue dans cette vidéo intitulée : Les socialisations des cyclistes et les pharmacologies. Cette vidéo a deux objectifs : le premier est de comprendre comment se fait la socialisation des cyclistes aux pharmacologies, le second est d'identifier les dispositifs d'entraînement et de suivi qui peuvent modifier les socialisations. Le travail présenté est basé sur deux sources principales, d'abord sur une recherche qui porte sur le cyclisme professionnel que j'ai réalisée avec Christophe Brissonneau et Olivier Aubel, et sur une étude de 2009 financée par l'Agence mondiale antidopage. Les cyclistes, comme la plupart des personnes, attribuent le dopage à une faute individuelle ou morale, à de la triche ou à une bêtise. Or, cela ne tient pas. Il n'y pas de raison pour que la morale des cyclistes soit différente de celle d'autres sportifs. S'il y a des différences, il faut les comprendre, et l'intérêt porté aux seuls individus ne suffit pas. L'hypothèse est qu'il faut s'intéresser aux socialisations des cyclistes pour comprendre pourquoi certains ont été ou sont adeptes de pharmacologie. Il faut donc comprendre comment se font les apprentissages des cyclistes et quelle influence ils ont sur le dopage. La socialisation des cyclistes est souvent familiale dans un premier temps. Le cyclisme se passe entre hommes avec un père, un oncle, un frère, un cousin ou un ami cycliste. Il y a une logique familiale du goût sportif qui était traditionnelle dans le cyclisme. Bertrand, un cycliste professionnel que nous avons interviewé dans les années 1990 lors d'une de nos études, nous dit que : mais, ça a toujours été le vélo puisque chez moi tout le monde aime le vélo. On retrouve ici la logique des styles de vie et des goûts décrite par le sociologue Pierre Bourdieu. La socialisation affecte la perception du corps qui est aussi travaillée par l'entraînement. Par exemple, le jeune cycliste va changer son rapport à la douleur. La douleur, sur une longue distance, ça devient presque un bonheur, nous dit Bertrand. Il va progressivement se focaliser sur la performance du corps en intégrant des techniques d'entraînement et même parfois, dans les années 90, de la pharmacologie fournie par les proches. C'est le cas de Damien, un autre cycliste, interviewé dans les années 90, qui nous dit que, parce que depuis tout petit chez son père cycliste, j'avais toujours entendu parlé que les cyclistes avaient pris les choses en injectable, on est baigné là-dedans, pour moi, ce n'est pas choquant. Mais les parents sont plus en retrait en 2010 par rapport à nos observations des années 1990. Le club prend ensuite rapidement le relais dans la socialisation des cyclistes, avec un rôle marqué des anciens dans les années 90. Moi, j'ai appris, les anciens avant moi, les anciens m'ont appris, c'était une culture, nous indique Damien. La culture pharmacologique faisait partie de cette socialisation, comme les techniques d'entraînement ou la diététique. Charles, un autre cycliste, nous dit que, avant des épreuves, je faisais de la vitamine C. En période hivernale, vitamine C et Striadyne, ce sont des polyvitamines, des extraits de foie pour remplacer la B12, si tu roules beaucoup, il faut faire de la B12 à 1 000 ou à 10 000 unités. Outre les anciens, il y a aussi les dirigeants et les autres cyclistes. et même les médecins qui diffusent la culture de la pharmacologie dans les années 1990. Dans ces années, les médecins des clubs et des équipes nationales diffusaient des techniques très invasives notamment avec des seringues. Nicolas nous dit, que, quand j'ai eu 18 ans, le docteur de l'équipe de France m'a fait une piqûre de vitamine C, en intraveineuse, et quand tu analyses que c'est un médecin qui te le fait, l'apprentissage est bien celui d'une normalisation de pratiques médicales ou de pratiques invasives comme les injections. Passer d'un produit légal à un produit illégal n'est alors qu'une simple continuité des techniques. L'entourage joue un rôle très important dans cette normalisation de la pharmacologie et du dopage. Ces pratiques des années 90 semblent beaucoup moins courantes parce qu'elles sont interdites depuis 2011 par l'Union cycliste internationale. C'est ce que l'on appelle la no needle policy, c'est-à-dire l'interdiction des seringues, même avec des produits autorisés. C'est assez cohérent comme choix pour éviter de normaliser des pratiques médicales de soutien à la performance. Ces quelques observations nous montrent bien que la socialisation des cyclistes change les pratiques. Ces changement s'accompagnent aussi de transformation des rapports aux normes puisque les pratiques interdites se banalisent. La prise de produits est donc bien le résultat d'un processus collectif. Le cycliste apprend une culture en interaction avec son milieu. Il ne s'agit donc pas simplement de tricheurs, de bêtises ou d'immoralité, mais bien d'une déviance, comme celle décrite par le sociologue Howard Becker dans son livre Outsiders. La question qui se pose est de savoir quels sont les dispositifs qui peuvent agir sur les socialisations. Je vais pour cela m'appuyer sur une étude dans laquelle nous avons comparé les socialisations entre trois pays, la Belgique, la France et la Suisse. Les résultats de cette étude montrent qu'il y a des différences entre ces trois pays. Mais ce n'est pas lié à aux différences de mentalité, les Belges ou les Français ne sont pas plus tricheurs que les Suisses. En revanche, cela dépend du mode d'organisation de la prise en charge des cyclistes. Les différences de mode d'organisation de financement du cyclisme dans les trois pays déterminent sensiblement l'approche de la préparation médicale et du dopage. En résumé, on peut dire que plus la prise en charge des coureurs est structurée par des encadreurs déterminés à lutter contre le dopage, plus la probabilité d'apparition de pratiques dopantes diminue. Nos observations nous ont permis d'identifier trois types d'équipe avec des modalités différentes d'encadrement. Premièrement, des équipes à fort encadrement, plutôt françaises ou belges. Deuxièmement, des équipes avec une conviction antidopage mais qui exercent finalement peu d'encadrement et de suivi des coureurs. Troisièmement, des équipes constituées d'une somme d'éléments individuels très peu encadrés. En simplifiant, on peut dire que dans les équipes à fort encadrement, la prise en charge des coureurs est très large, de l'entraînement au suivi diététique, médical ou psychologique. Les jeunes coureurs y sont plus déterminés à ne pas prendre de produits et se méfient même des pharmacologies ordinaires, au moins au début de carrière. Dans les équipes à conviction antidopage mais dont l'encadrement est moins important, les coureurs ne sont pas tentés par le dopage mais sont ouverts aux apports des pharmacologies ordinaires qu'ils connaissent assez bien. Enfin, dans les équipes peu encadrées, les cyclistes sont plus autonomes et s'appuient sur des réseaux d'anciens pour se former. Ils connaissent les techniques de dopage et peuvent être tentés par la prise de produits. En conclusion, ces études permettent de constater le rôle déterminant des entraîneurs, des dirigeants, des médecins, qui peuvent éviter l'apprentissage du dopage comme pratique ordinaire par les coureurs. Mais nous avons étudié des structures d'encadrement plutôt engagées contre le dopage. Il est clair que des équipes peuvent aussi initier au dopage. C'était le cas dans les années 90, cela semble beaucoup moins être le cas en 2015. D'abord parce que c'est plus risqué aujourd'hui en raison de contrôles plus efficaces, mais aussi parce que la culture du cyclisme évolue, et même si certaines équipes sont à risque, il y a des personnes et des équipes engagées à lutter contre le dopage. [MUSIQUE] [MUSIQUE]