[MUSIQUE] [MUSIQUE] Depuis que le mouvement féministe s'est constitué en tant que tel en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, la sexualité a toujours été un sujet de débat et de conflit. À cette époque, les mouvements féministes s'engagent sur des questions sexuelles, parmi lesquelles la prostitution occupe une place centrale. Faut-il l'interdir ou la réglementer? Par exemple, par la création de maisons closes permettant de suivre et de contrôler les prostituées et ainsi, de lutter entre autres contre la propagation de maladies sexuellement transmissibles, comme la syphilis. Pour les abolitionnistes, des médecins par exemple, mais aussi des féministes, il faut moraliser la vie sexuelle plutôt qu'encourager la débauche dans les maisons closes. D'autres féministes pensent qu'il faut promouvoir plutôt l'éducation sexuelle et l'égalité dans le couple, plutôt que la libération des mœurs. La question de la contraception est controversée, à ce moment historique, au milieu du XIXe siècle, car son développement pourrait favoriser l'exploitation sexuelle des femmes, et la déresponsabilisation des hommes. Si, pendant le XIXe et le début du XXe, la priorité est donnée au contrôle de l'éducation, dès les années 1920, on s'achemine vers une conception de la sexualité plus positive, mais aussi plus politique. En effet, pendant cette période et jusqu'aux années 50 du XXe siècle, l'épanouissement sexuel dans le cadre conjugal devient peu à peu une idée tout à fait légitime. L'attirance sexuelle devient l'un des critères fondamentaux pour le choix de l'épouse ou de l'époux. La science va s'intéresser de plus en plus aussi à la sexualité humaine. En 1921, naît la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle à Berlin, fondée par le sexologue et militant homosexuel Magnus Hirschfeld, à laquelle adhère de nombreuses féministes européennes et donc françaises aussi. La ligue souhaite promouvoir l'égalité sexuelle entre femmes et hommes, la procréation voulue et donc, le contrôle des naissances, la prévention de la prostitution, l'éducation sexuelle, et la dépénalisation de l'homosexualité. La montée du nazisme et le Régime de Vichy en France auront raison de la ligue, mais ses idées seront reprises et développées après la Deuxième Guerre mondiale. En 1949, Simone de Beauvoir publie Le Deuxième Sexe, ouvrage qui aura un retentissement mondial et dans lequel elle ose aborder le thème de la sexualité comme élément libérateur pour les femmes. Simone de Beauvoir amènera également l'idée que la féminité et la sexualité des femmes sont des constructions sociales et donc politiques. L'œuvre de Simone de Beauvoir a sans nul doute contribué à façonner les revendications féministes des années 60 et du début des années 70, dont la question sexuelle sera l'une des dimensions centrales. Les revendications touchent à la contraception, à l'IVG, au planning familial, et s'étendent ensuite à la critique de cette double morale de la sexualité, qui valorise les hommes qui ont beaucoup de partenaires, et stigmatise les femmes qui en font de même. Toute une réflexion, partant des mouvements féministes, s'engage sur l'identité sexuelle féminine et sur la façon dont le système patriarcal l'a contrainte et façonnée depuis des siècles, dans le but de la contrôler. Le féminisme de la deuxième vague, celui que j'ai cité tout à l'heure, à la fin des années 60 et au début des années 70 du XXe siècle, intégrera donc pleinement la question de la sexualité dans ses réflexions et ses revendications. Tout d'abord, les féministes vont intégrer de plus en plus l'idée de la construction sociale et historique de la sexualité comme domaine de contrôle de l'État patriarcal. Débute aussi une période de déconstruction des notions jusqu'ici communément admises de la sexualité, à laquelle participent autant les mouvements féministes que les mouvements homosexuels. Donc, ces mouvements militants feront définitivement bouger les bastions naturalistes et moralistes de la sexualité. La pensée savante, médicale, psychiatrique, sexologique, psychanalytique, n'échappera pas à cette révision fondamentale. Les féministes s'en donneront à cœur joie dans la critique des conceptions freudiennes de la sexualité féminine et de la sexologie, science accusée de contribuer au maintien du système patriarcal. Anne Koedt, par exemple, qui est fondatrice du Mouvement féministe radical à New York, dans un texte qu'elle écrit en 1968 et publié en français dans la revue Partisans, dans son premier numéro qui s'appelait Libération des Femmes, Année Zéro, je signale que cet article a été republié dernièrement en 2010 par la revue Nouvelles Questions Féministes, Anne Koedt déconstruit ce qu'elle appelle, entre guillemets, le mythe de l'orgasme vaginal. Elle y dénonce l'ignorance largement répandue sur l'anatomie et le plaisir féminin, et montre les liens entre une conception patriarcale des rapports sociaux et la sexologie, à commencer par la théorie freudienne. Ainsi, les féministes ont réussi à politiser ce qui paraissait relever jadis de la nature. Le slogan féministe, Nos corps nous appartiennent, ne fait pas référence uniquement à la maternité voulue, à la contraception, mais englobe l'ensemble des questions sexuelles. Le plaisir au féminin, le pouvoir de la médecine sur le corps des femmes, l'utilisation du corps des femmes à des fins marchandes, la relation entre patriarcat et hétérosexualité. Les féministes avec leur slogan, Le privé est politique, voulaient montrer que ce qui paraissait appartenir à la sphère privée, à celle de l'intime, était traversé par des rapports de pouvoir et devait être appréhendé comme une affaire publique. En effet, les interdictions de la contraception libre et gratuite, de l'IVG, la politique de la prostitution, le traitement judiciaire du viol, etc., sont enfin lus, grâce aux mouvements féministes, comme des moyens étatiques de peser de différentes manières sur la sexualité des citoyennes et des citoyens. Non, la sexualité n'est pas affaire de nature et de privé, mais affaire publique. Le féminisme a contribué de manière déterminante à la redéfinition des sexualités, principalement par la politisation de ces questions. Considérer l'intimité, le corps, le plaisir, comme des questions politiques a été un pas crucial pour repenser ces pratiques, pour déconstruire la manière dont elles étaient profondément marquées par les rapports de pouvoir. Sortir la sexualité du privé, la projeter dans le politique, et ainsi la dénaturaliser, a contribué à repenser également les rapports de genre. Dès que l'on libère le social de la nature, on libère la parole et on libère l'action politique. L'une des stratégies politiques qui vise le statu quo consiste précisément à le fonder dans la nature pour le justifier. Projeter des questions dites naturelles dans le social permet de faire bouger les lignes et l'histoire des sexualités en est un exemple très parlant. On est loin d'un consensus béat sur un grand ensemble de sujets comme la prostitution, la pornographie, l'homoparentalité, le pouvoir politique de la sexualité, mais en dépit de nombreuses controverses sur ces questions, on peut constater que le débat est ouvert et que les lignes bougent constamment. [MUSIQUE] [MUSIQUE]