[MUSIQUE] [MUSIQUE] Penser au-delà de la binarité, c'est repenser les identités et le sujet politique du féminisme, afin de sortir des catégories univoques, homogènes et universelles. Il ne s'agit plus de parler de la femme ou de l'homme, mais bien de penser les identités dans leur complexité, leur multiplicité et leur hybridité. Il s'agit en ce sens de sortir d'un mode dichotomique de la production de la différence. Penser au-delà de la binarité, c'est aussi opérer un décentrement du regard vers le pluralisme en pointant comment l'expérience des rapports de pouvoir ne se vit pas de façon identique, selon son positionnement social et son identité. En effet, si toutes les femmes font l'expérience du sexisme, les modalités de la domination masculine et l'expérience vécue par les femmes diffèrent selon leur façon d'être marquées par la différence raciale, les sexualités, l'âge, le statut social ou encore l'appartenance religieuse. Concrètement, une femme hétérosexuelle, célibataire, marquée par la différence raciale, occupant un poste à haute responsabilité dans une multinationale ne fera pas la même expérience du sexisme qu'une femme blanche, lesbienne, occupant une activité économique indépendante, qui elle-même ne fera pas la même expérience qu'une femme retraitée, requérante d'asile. Il ne s'agit pas ici de hiérarchiser les expériences de la domination, mais plutôt d'éclairer les différentes matrices des rapports de pouvoir, toutes liées entre elles. L'apport des mouvements féministes a donc été de penser les expériences de la domination dans leur complexité et leur pluralité, afin de sortir des conceptions naturalistes et universalistes liées à une conception homogène de la féminité. >> Penser au-delà de la binarité, qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Penser au-delà de la binarité, c'est dépasser les clivages ou les dichotomies habituelles, telles que femme versus homme, sexe versus genre, nature versus culture, hétérosexuel versus homosexuel, occident, orient, et aussi soi, autre, nous, eux, ou encore langage, corps. Prenons un exemple simple, l'opposition hétérosexuelle, homosexuelle. Avant les grandes enquêtes statistiques réalisées dans les années 50 par Alfred Kinsey sur les comportements sexuels des Américains et des Américaines, le monde de la sexualité semblait se diviser en deux groupes majoritaires, des hommes et des femmes qui étaient réputés avoir une sexualité dite normale, conforme aux bonne mœurs, normale entre guillemets, d'une part, et d'autre part, un groupe minoritaire et problématique pour l'opinion de l'époque et les médecins, qui était donc jugé comme déviant entre guillemets, ou pathologique, les homosexuels. Les données qui ont été collectées par Kinsey auprès de 5 300 hommes et 8 000 femmes dans les années 50 mettent à jour une réalité plus complexe. Si 10 % de la population américaine de l'époque se déclare homosexuelle, les résultats de l'enquête obligent Kinsey à mettre en évidence une échelle des comportements sexuels qui ne comprend pas deux, mais six catégories qui vont de la seule préférence hétérosexuelle à la seule préférence homosexuelle, en passant par la bivalence et des formes de prévalence et d'expériences diverses. L'enquête statistique fait donc voler en éclat un mode de classement binaire des individus et met à jour une réalité sociale bien plus complexe qu'attendue. Repenser les binarités, c'est donc prêter attention aux évidences qui structurent nos croyances, nos modes de connaissance, et qui ordonnent et font fonctionner l'ordre social et politique sur le mode du cela va de soi. L'histoire ou l'anthropologie sont d'un grand intérêt pour sortir de ces cadres de l'évidence ou de ces formes de naturalisation du social, parce qu'elles permettent notamment de mettre en évidence la variété des façons de concevoir, classer, ordonner le monde qui existe et le monde qui a existé dans le temps, et donc qui existe aussi dans l'espace. L'histoire et l'anthropologie permettent de rendre compte des liens entre la conceptualisation, les philosophies ou les systèmes de pensées qui sous-tendent ces classements, et la façon dont ils opèrent concrètement pour créer de la hiérarchie, des inégalités ou des formes de domination, et ce dans différents contextes. Penser au-delà du binaire attire donc notre attention sur les systèmes de pensée, ou les épistémès, dirait Michel Foucault, qui guident nos conduites et définissent nos actions. Comme le rappelle Judith Butler dans Gender Trouble, la matrice des relations de genre précède parfois l'émergence de l'humain, précède l'émergence de l'humain. Qu'entend-elle par là? Que tout nouveau-né naît dans une culture, une époque, une société, un langage. Quand un bébé vient au monde dans le monde des sorciers et des sorcières, des vampires de la fameuse série télévisée La famille Adams, quelqu'un proclame, c'est un bébé. On aurait pu proclamer, c'est une sorcière, ou c'est un crapaud, ou c'est un vampire. Quand un bébé vient au monde dans notre monde, une des premières paroles qui va être prononcée, c'est une fille, ou, c'est un garçon, mais jamais, c'est un bébé. Judith Butler s'intéresse à ce que cette pratique dit de l'organisation de nos sociétés, à ce qu'elle fait à l'organisation du social. Quand on s'exclame, c'est une fille, on prépare, dit-elle, la mise en fille. La nomination est, je la cite, à la fois l'établissement d'une frontière et l'inculcation répétée d'une norme. Nommer le sexe genre à la naissance, c'est effectivement produire le sexe et le genre. Ici, le langage et le corps, autres grands systèmes de pensée binaire de l'occident, se trouvent liés d'une façon inextricable. C'est toute la notion de performatif et de citationnel que Butler emprunte au philosophe américain John Austin et au philosophe français Jacques Derrida. Et Butler poursuit, au-delà de la naissance, répéter cette attribution de sexe tout au long de la vie, ce qu'elle nomme l'itérabilité, produit et constitue l'identité. Mais de nouveau, on le voit, il est bien question de penser au-delà du binaire, et par exemple, de la dichotomie, je, les autres, ou moi, il. Il convient, comme je l'ai évoqué, de rappeler que le sujet individuel n'existe pas s'il n'est pas signifié par les autres, les parents, le médecin, l'entourage, la société, et que cette mise en sens de soi dans la langue par les soins qu'on vous procure ou qu'on ne vous procure pas et les rites qui sont donc associés à la naissance est un élément constitutif de l'expérience de la subjectivité. L'identité subjective est donc pour l'essentiel relationnelle. Si le soi est produit dans l'interaction et qu'il est le fruit de relations socioculturelles et langagières, qu'en est-il de l'identité collective et de groupe? Les sociolinguistes et anthropologues Bucholtz et Hall proposent de définir l'identité comme, je cite, le positionnement de soi et de l'autre, ou de soi et des autres, si on veut mieux traduire ce qu'ils disent de l'anglais vers le français. Ils rompent ainsi avec une frontière étanche entre je, nous, moi, toi, nous, les autres, et nous invitent à penser comment ces différences se construisent et se reconstruisent. Les études genre nous obligent donc à penser avec les sciences sociales dans leur ensemble et à déplacer les frontières et les catégories des sciences sociales en faisant émerger de nouvelles questions ou de nouvelles différences. Quelles sont les implications pour la pensée féministe et la pensée en études genre? La volonté de penser conjointement les différences et différentes différences est au cœur par exemple du projet critique queer, qui émerge dans les années 90 du XXe siècle, notamment sous la plume de Teresa de Lauretis. Comme le rappelle Maxime Cervulle, il s'agit alors de repenser les modes d'alliance et de solidarité entre gays et lesbiennes, ces dernières étant trop souvent poussées aux marges du débat critique ou politique. En plein cœur de l'épidémie de SIDA et du climat d'homophobie générale qui caractérise cette époque, Teresa de Lauretis propose de développer un cadre de pensée qui permette au sein des cultures sexuelles minoritaires d'appréhender et d'articuler les différences plutôt que de les escamoter, de les cacher. C'est donc la volonté d'une appréhension simultanée des multiples rapports de pouvoir qui nous constituent. Cette volonté repose chez de Lauretis sur la proposition d'une désidentification d'avec la Femme avec un grand F, les femmes comme sujets du politique, et sujets du groupe identitaire féministe, et d'avec le seul mouvement gay et masculin. Il s'agit donc de déconstruire les processus d'identification, de défaire les modes de subjectivation dominants pour ouvrir la voie à de nouveaux sujets sexuels épistémiques et politiques. Cette réflexion va autoriser de Lauretis à proposer la figure du sujet féministe comme excentrique, un sujet en mouvement, non unifié, stable ou fermé, mais déjà toujours pluriel et réflexif. Par ailleurs, de Lauretis propose une méthode de travail et d'analyse. Il s'agit avec la notion de technologie de genre d'analyser les territoires de formation des subjectivités genrées tout en cartographiant des espaces de résistance, où on peut donc voir comment on résiste au système sexe genre dominant et on peut éventuellement donc contrer son hégémonie. >> Ce travail de décentrement vers le pluralisme a été également opéré par le black feminism, le féminisme noir, aux États-Unis, et les féminismes post-coloniaux. Ces mouvements se sont démarqués des mouvements féministes dominés par des femmes blanches, bourgeoises, dont les préoccupations politiques ne correspondaient pas toujours au vécu des femmes marquées par la différence raciale. L'essayiste féministe américaine Adrienne Rich dénoncera à cette époque ce qu'elle nomme le solipsisme blanc, c'est-à-dire la façon dont le féminisme a tendance à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches, de la classe moyenne bien souvent, pour la situation de toutes les femmes pour la modalité universelle de la domination de genre. Cette période historique a ainsi été marquée par un décentrement de la pensée et une recomposition du féminisme, afin de repenser les solidarités et les coalitions entre les femmes, ainsi que la notion de sororité. Dans la veine de ces mouvements, les travaux de chercheuses féministes comme par exemple Patricia Hill Collins, Bell Hooks, dans le contexte états-unien, ou Gayatri Spivak et Chandra Mohanty en Inde, pour ne citer bien sûr que les plus connues, ont ainsi profondément renouvelé la perspective de genre en la complexifiant. D'un point de vue théorique, ces chercheuses ont proposé de nouvelles façons de penser les imbrications des rapports de pouvoir et leurs multiples effets sur les vécus des femmes. Il apparaît désormais incontournable de penser des formes de domination dans leur complexité en pointant comment les différents rapports de pouvoir deviennent intersectionnels. À ce titre, de nombreuses chercheuses féministes proposent aujourd'hui d'appréhender les identités comme quelque chose d'instable, de multiple, d'hybride, mais également en mouvement. C'est bien cette idée d'hybridité qui est centrale, afin de dépasser les binarités. Il s'agit dès lors de penser la construction des identités à partir des interstices, des croisements et des formes de fragmentation. Ce décentrement vers la multiplicité des identités a amené également les chercheuses féministes à s'interroger sur les conditions de production de la connaissance, afin de rendre visible la dimension située des savoirs. >> En effet, on l'a vu déjà chez de Lauretis, il y a cette réflexion sur la désessentialisation ou désidentification du sujet, et sur donc la question du caractère mobile et varié des relations que nous entretenons, que nous sommes susceptibles d'entretenir aux autres, >> et à la façon dont ils nous définissent. Cela a comme donc conséquence cette idée de sujets excentriques, et donc, on peut dire que dans un deuxième temps de l'histoire de la théorie féministe, on a renoncé à un positionnement qui serait fixe, qui serait essentialisable, et qui serait unifié, ce sujet femme, pour définir une nouvelle politique, de nouvelles capacités de connaître, de nouvelles capacités d'agir qui ne soient pas donc uniques, mais qui prennent en considération déjà la dimension partielle par laquelle on produit de la connaissance, par laquelle on est situé dans le monde, l'un et l'autre étant liés. L'idée que nous serions donc dans un rapport de connaissance au monde qui soit fondé sur des bases ou des fondations contingentes, une notion qu'on retrouve chez Judith Butler, est une idée intéressante. C'est l'idée d'une épistémologie de la connaissance qui prend acte du caractère situé et local de notre inscription au monde, inscription dans une culture, dans une société, dans des rapports de pouvoir et de domination, qui nous autorise à intervenir sur le monde et à apprendre à connaître à partir de cette position subjective. Ces perspectives développées dans le cadre des épistémologies féministes et de ce qu'on appelle la théorie de la connaissance située, nous allons y revenir et les développer dans le module consacré à genre, science, technique et biomédecine. Il s'agira donc de réfléchir à ce que cela change à la connaissance de penser depuis, ce que Sandra Harding appelait le point de vue des vies marginales. [MUSIQUE] [MUSIQUE]