[MUSIQUE] [MUSIQUE] En 1976, une jeune réalisatrice, la belge Chantal Akerman, sort un film inédit dans son genre. Ce film s'intitule Jeanne Dielman 23, quai du commerce 1080 Bruxelles. L'héroïne en est une jeune star de l'époque, Delphine Seyrig, que l'on voit d'un long plan à un autre, habillée dans une tenue de femme au foyer hors d'âge, occupée à réaliser en temps réel une série de tâches domestiques répétitives, éplucher les pommes de terre, préparer les escalopes, nettoyer la vaisselle. Le film dure trois heures vingt. Voilà comment on en parle à la télévision française à cette époque, au moment de sa sortie. Chantal Akerman est en fait interviewée avec Delphine Seyrig, elle est sur le plateau, et elle dit, il s'agit de trois journées de la vie d'une femme, une veuve avec un fils. Comme elle dit, il n'est pas nécessaire d'un homme pour qu'une femme joue son rôle. C'est-à-dire, pour qu'une femme joue le rôle qui lui a été assigné par le mariage en tant qu'institution, par la société. Par ailleurs, et c'est là toute la subversion du film et l'un des aspects de sa portée en tant que critique sociale et féministe, l'héroïne, Jeanne Dielman, pour entre guillements, continuer à vivre, je cite toujours Akerman, elle reçoit, dit-elle, des hommes en fin de journée, tous les jours. Le journaliste se tourne alors vers la star qu'est Delphine Seyrig, et lui demande, pourquoi et comment elle a accepté de jouer un rôle aussi peu flatteur, un rôle de ce type. Et elle répond, c'est bien la première fois que l'on traite de ce sujet. Et pour une actrice, il est très rare qu'on vous propose un film dont le sujet n'a jamais été traité auparavant. Elle dit encore, je crois que c'est intéressant, tout le monde croit que tout cela est naturel. En fait, il n'y a rien de naturel dans cette situation. Cette situation que questionne le film, avec les instruments, les outils d'une cinéaste, en en faisant une proposition esthétique et narrative très singulière, une proposition unique. Cette prise de parole, ce point-de-vue que propose le film d'Akerman, fait écho en fait à toute une série d'interventions politiques et théoriques qui ont débuté dans les années 1970 autour de la question de cette critique de l'assignation des femmes au domestique, c''est-à-dire aux tâches domestiques, à la sphère familliale dite reproductive, à l'éducation des enfants, à la production et la reproduction de la famille. Cette dénonciation s'accompagne d'une mise en évidence de la naturalisation qui est faite, qui intervient avec cette idée d'un rôle social assigné aux femmes, qui serait le fruit donc, de la nature et que, comme les féministes et les théoriciennes historiennes et sociologues vont le montrer, est en fait le fruit d'une histoire, d'un arrangement. Christine Delphy en particulier, a montré, a théorisé, comment cette exploitation matérielle des femmes repose sur l'institution du mariage. Elle repose sur l'expropriation de la force de travail des femmes, sur l'accaparement du labeur productif et reproductif, et ce labeur comprend aussi l'enfantement et l'élevage des enfants. Plusieurs noms importants donc sont à retenir, sur ce sujet que nous n'allons pas développer plus avant, mais qui est essentiel dans l'histoire de la théorie féministe, la critique matérialiste et féministe, formulée par Christine Delphy, comme je l'ai mentionnée, et rassemblée dans un ouvrage très important intitulé L'ennemi principal, et puis par exemple les études empiriques sociologiques et les propositions théoriques des enquêtes de Dominique Fougeyrollas et Danielle Chabaud-Rychter, sur le travail domestique, le temps de travail des femmes, encore les travaux des historiennes, sur l'invention de la ménagère, mais aussi des anthropologues et en particulier, pour raccrocher davantage à la question des techniques, de Paola Tabet qui, dans son article important, Les mains, les outils, les armes, revient sur la construction d'un ordre social, cette construction active d'un ordre social, qui est un ordre du partage de la relation aux techniques entre les hommes et les femmes. Pour Tabet, les femmes travaillent à corps perdu, les heures ne comptent pas, souvent à mains nues, avec des techniques limitées, elles travaillent de façon répétitive, elles produisent et reproduisent les journées, elles produisent et reproduisent la famille, en l'entretenant. L'autre point très important développé par Paola Tabet est que le travail engage aussi, en ce qui concerne les femmes, le corps lui-même, ce n'est donc pas un travail innocent. Il n'est donc pas innocent que Chantal Akerman intègre dans son scénario cette petite proposition très apparemment choquante, de la prostitution de Delphine Seyrig, qui est à la fois visible et invisible, rendue normale, comme faisant partie de l'institution sociale elle-même, de l'ordre social tel qu'il est. Revenons pour finir, sur cet entretien télévisé et sur le dialogue qui s'instaure entre Seyrig et Akerman et sur ce que chacune dit de ce qu'elle pense que l'autre souhaite et voulait faire. Seyrig conclue, quand Chantal Akerman m'a contactée j'ai eu l'impression qu'elle voulait montrer dans ce film ce qu'elle avait vu toute sa vie les femmes faire autour d'elle. Et Chantal Akerman continue, ce film est fait d'images de mon enfance que j'ai enregistrées. J'ai vu des femmes de dos, penchées, portant des paquets. Elle rappelle donc que pour un garçon, évidemment, pas plus qu'il ne porte des paquets, il ne peut être comme projet de produire un film ou de faire de l'art à propos de quelque chose d'aussi idiot ou inintéressant ou ordinaire que, une femme qui fait la vaisselle. C'est ce qu'a fait Chantal Akerman, et donc on va la remercier et lui dire au revoir, puisqu'elle nous a quittés il y a peu, et remercier aussi Delphine Seyrig. [MUSIQUE]