[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Dans ce qui précède, nous avons pu commencer à nous rendre compte de la façon dont les techniques sont sociales, et dont il était possible de faire une critique sociale des techniques. Pour l'essentiel, on l'a vu dans la perspective matérialiste, la critique s'est d'abord focalisée sur l'espace de travail. Et du point de vue du genre, c'est aussi de ce côté-là que les critiques féministes et techniques sont allées et ont investigué. J'aimerais maintenant qu'on aille dans une autre tradition, qu'on passe le temps, enfin qu'on évolue dans le temps et qu'on vienne voir ce qui se produit à la fin des années 80, autour de l'étude sociale des sciences et des techniques, avec donc de nouvelles formalisations, de nouvelles formulations de la critique sociale des techniques, qui interviennent notamment à l'école des mines de Paris dans l'espace français, autour des personnes que sont Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich ici présente. Bonjour Madeleine Akrich. >> Bonjour Delphine. >> Donc vous êtes directrice de recherches à Mines ParisTech et vous êtes en fait par vos travaux une des pionnières, une des premières à avoir fondé cette théorie de l'acteur-réseau, >> actor network theory pour les anglo-saxons, qui a été promise à un avenir incroyable. Essayez de nous expliquer ce que vous avez fait de différent dans cette analyse sociale des techniques telle qu'elle se pratique au Centre de Sociologie de l'Innovation à partir des années 80. >> Alors peut-être pour revenir sur ce que vous venez de dire, >> à dire vrai, quand j'ai commencé à travailler, je n'avais pas l'impression d'être en train de fonder l'actor-network theory, qui est d'ailleurs un label qui est un peu venu de l'extérieur par rapport à nos travaux. En fait quand j'ai commencé, le paysage était décrit un petit peu de la manière suivante : d'un côté il y avait des travaux qui s'intéressaient finalement à la manière dont les techniques déterminent l'organisation sociale dans une espèce de visée un peu matérialiste, et puis de l'autre côté il y avait un certain nombre de travaux qui s'intéressaient à la manière dont notre organisation sociale influe sur l'innovation et donc sur la conception des dispositifs techniques. Et ce que nous avons essayé de faire finalement, c'est de faire une articulation entre les deux, c'est-à-dire de penser le processus d'innovation comme un processus par lequel s'éprouve, disons en même temps et de manière indissociable, à la fois la définition des technologies et la définition de l'environnement dans lequel elles prennent place et finalement auquel elles donnent forme. Donc ça, ça a un certain nombre de conséquences. La première chose c'est que on considère que les dispositifs techniques sont partie intégrante finalement de l'organisation sociale, ce qui veut dire que par exemple, on ne peut pas vraiment penser la substitution comme on avait tendance à la penser, c'est-à-dire comme simplement la mise d'un nouvel objet technique à la place d'un ancien objet technique. En fait toute substitution suppose une sorte de reconfiguration des liens et de l'organisation sociale. Et une des choses importantes c'est que dans cette reconfiguration, finalement, on a l'implication de l'ensemble des acteurs qui sont en quelque sorte impliqués dans l'usage et dans la conception des technologies. Et donc on a, qui participent à ce processus, aussi bien, bien sûr les concepteurs, mais finalement, une innovation technique ne se réduit pas du tout à leur action. Il y a tout un ensemble d'acteurs qui peuvent être les distributeurs, les vendeurs, les réparateurs et les usagers eux-mêmes, qui prennent part dans ce processus de conception à la fois des techniques et de leur insertion dans le monde social, qui lui-même est transformé du fait de cette insertion. >> Ce qui est très important effectivement, c'est que dans cette nouvelle sociologie de l'innovation telle qu'elle se pratique au CSI, on considère en particulier que les techniques ne sont pas finies, elle sont ouvertes, il y a une plasticité des techniques. Et la question de la prise en compte par exemple des usagères, c'est une des façons, une des modalités, par lesquelles les féministes vont s'engager pour redéfinir et penser la contribution des femmes aux techniques dans les processus d'innovation. Alors je voulais vous demander justement comment cette question du genre est entrée dans ces traditions? Peut-être la théorie de l'acteur-réseau, mais d'autres traditions, social construction of technology ou social shaping of technology, avec d'autres collègues aux Pays-Bas, en Norvège, est-ce que vous pouvez nous expliquer qu'est-ce qui se modifie à ce moment-là? >> En fait, je pense que ce sont des mouvements parallèles, c'est-à-dire que d'un côté il s'est développé, disons, cette approche au sujet de l'innovation, et d'un autre côté en parallèle, >> se sont développées des réflexions sur le genre. Je me souviens que quand j'étais toute jeune sociologue, j'étais allée à un congrès aux Pays-Bas et une jeune femme m'avait interpelée déjà sur cette question du genre. C'était donc dans les années 80, donc c'était très tôt, et elle m'avait dit, oui mais, elle avait pris l'exemple d'une voiture qui avait été conçue, semble-t-il, spécifiquement pour les femmes, et un des marqueurs du fait qu'elle avait été conçue spécifiquement pour les femmes était le fait que les concepteurs avaient mis un rétroviseur, pardon un miroir sur le >> Le rétroviseur. >> Enfin non, au-dessus du conducteur pour que la personne puisse ajuster sa coiffure tout en conduisant dans les embouteillages. Et donc ça lui paraissait une sorte d'indicateur du fait que la technologie pouvait être genrée. Et par rapport à ce que nous, nous développions, en fait ma réponse, c'était justement de dire eh bien que la façon dont elle interprétait les choses était trop déterministe dans un sens. C'est-à-dire que finalement, certes, les concepteurs étaient partis finalement de conceptions un peu stéréotypées des relations de genres. Une fois que le miroir était mis, finalement les utilisateurs pouvaient s'en servir comme ils veulent. C'est-à-dire ils pouvaient déjouer les hypothèses qui avaient été faites sur eux, que ce soient des femmes ou des hommes, et donc soit confirmer les stéréotypes, soit au contraire finalement les infirmer et construire autre chose. Donc ça c'est un petit peu la perspective dans laquelle je me suis située. Moi personnellement, j'ai quand même été très sensible à un certain nombre de travaux, notamment ceux de Cockburn par exemple, qui ont montré comment finalement la distinction entre ce qui est technique ou pas technique recoupe la distinction de genres, et en quelque sorte comment ces deux catégories sont un peu co constitutives l'une de l'autre ; donc ça c'était vraiment une chose importante. Et du coup, tout le travail qui a été fait derrière pour réhabiliter la technique dans des endroits dans lesquels on n'avait pas l'habitude de penser qu'elle était importante, notamment l'univers domestique avec Ruth Schwartz Cowan ou bien vos propres travaux avec cette attention qui a été portée à toutes ces petites technologies qui équipent le bureau. J'ai été aussi sensible à des travaux qui ont été développés par exemple par Danielle Chabaud-Rychter sur la conception des dispositifs techniques, où elle a essayé justement de traquer dans la conception même, disons, l'importation de stéréotypes de genres. Et où elle a montré qu'en fait c'était assez compliqué de tracer. C'est-à-dire par moments, on pouvait voir effectivement l'influence d'un certain nombre de conceptions, à d'autres moments non. Et du coup, effectivement, c'était une approche qui recoupait un petit peu celle que je pouvais avoir, dans la mesure où elle montrait bien que l'inscription, disons, de relations de genres dans les technologies n'était pas simplement le fait de la conception des dispositifs techniques, mais le fait de son appropriation par tout un ensemble d'autres acteurs. Finalement, l'approche qu'a développée Danielle Chabaud-Rychter est relativement congruante par rapport à la mienne propre, puisqu'elle montre bien que les catégories de genres ne sont pas inscrites une fois pour toutes dans des technologies qui imprimeraient leur empreinte sur le social, mais que finalement, elle procède, cette inscription des catégories de genres, elle procède d'un travail collectif d'appropriation des technologies. >> Merci Madeleine Akrich. Je pense qu'on peut aussi retenir cette idée qu'il y a donc un faire des techniques et un faire du genre qui co-évoluent ou se co-construisent ensemble. 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