[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> On l'a vu, les sciences en tant qu'institutions ne sont pas des espaces neutres. Le travail scientifique n'est pas davantage isolé du monde social dans lequel nous vivons. Pour en parler, j'ai décidé de provoquer cet entretien avec Dominique Pestre, historien des sciences, Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris et l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire sociale et culturelle des sciences, qui a publié en 2015 une Histoire des sciences et des savoirs en trois volumes, qui comprend 70 contributions et auteurs. Et je souhaiterais lui poser la question de savoir ce que la critique féministe des sciences a apporté à notre conception et notre compréhension de ce que les sciences sont et font en société. Bonjour, Dominique Pestre. >> Bonjour. >> Je voudrais vous demander en premier >> que vous nous rappeliez la démarche de l'histoire sociale et culturelle des sciences et la façon dont elle déplace notre regard sur le travail scientifique d'hier à aujourd'hui. >> Les études sociales des sciences ont fait plusieurs choses. D'abord, elles ont regardé les activités des sciences de très près, elles ont regardé des situations, comment les gens font concrètement, quelles installations expérimentales ils ont, comment ils cadrent leurs problèmes, qu'est-ce qui les convainc comme preuve, etc. Ça, c'était la première chose. Et quand on regarde les choses à cette échelle, on voit que la science n'existe pas vraiment, on a des humains de chair et d'os, dans des situations bien précises et qui au vu d'un certain nombres de données considèrent que ceci est prouvé ou que ceci n'est pas prouvé, ce qui suscite régulièrement des controverses. Ça c'est la première chose. La deuxième chose, je crois, c'est que nous nous sommes fortement intéressés aux lieux, aux espaces, aux endroits, aux situations matérielles dans lesquelles se fait le travail scientifique. On pourrait dire la science, ça ne se fait pas dans un endroit sans corps, le sujet qui connaît n'est pas un sujet connaissant en soi, c'est à nouveau un être humain situé quelque part. Et si vous pensez qu'il travaille dans un cadre universitaire par exemple, il y a de fortes chances qu'il ne se pose pas les questions de la même façon que s'il travaille dans un milieu industriel par exemple. Peut-être que les scientifiques de Monsanto font d'excellents travaux de génétique moléculaire, mais il est probable qu'un ingénieur, travaillant pour Greenpeace sur la manière dont les organismes génétiquement modifiés se dispersent dans l'espace, va procéder autrement, regarde autre chose. Il n'y a pas une science, il y a des énoncés extrêmement divers, suivant l'endroit où on se trouve et d'où on les regarde. Et puis la dernière chose qui a été très importante, c'est de comprendre quelle est la dynamique des savoirs. Spontanément, on pense la dynamique des savoirs, c'est une affaire interne, ce sont ces idées qui se suivent. En fait, c'est beaucoup plus compliqué que ça. Les savoirs, ils partent dans le social, ils sont repris par des acteurs. Celui qui a lancé cette affaire, c'est Bruno Latour, avec un article qui était donnez-moi un laboratoire et je vais soulever le monde. Bon, il l'avait appliqué à Pasteur et on comprend que Pasteur est en train de transformer la société française, qui en retour place Pasteur dans une position particulière. Voilà en gros ce que je dirais. >> Alors, maintenant >> plaçons-nous du côté de la perspective des études de genre et de la critique féministe. Comment finalement ce qui se développe comme programme à partir des années 70 du XXe siècle va influencer les savoirs notamment pendant la période de l'histoire moderne, celle qui est avant le XVIIIe siècle? >> Les études féministes ont été un important facteur avec ce qu'on appelle les études sociales des sciences dans le renouvellement de la pensée de ce que sont les sciences, comment les regarder pour les saisir de façon un peu plus réelle et concrète. Alors, il y a eu plusieurs choses. D'abord, je pense que ce sont largement les historiens de la période moderne, ce qu'on appelle la période moderne, entre XVIe et XVIIIe siècle, c'était largement les historiens, les historiennes de cette époque-là qui ont renouvelé profondément le genre. Si vous voulez voir, il y avait une chose importante qu'avaient dite Simon Schaffer et Steven Shapin, que les sciences il y avait toujours un grand nombre de techniciens invisibles, des gens invisibles, c'est-à-dire que dans les récits on ne les voit pas, on ne retient que les grands scientifiques, on a des grands noms, ils ont tout fait, c'est la puissance incarnée. Mais en fait, ils montrent qu'il y a toujours une myriade de gens qui autour sont associés et sans lesquels ça ne se ferait pas. Et donc, une première manière d'essayer d'identifier les femmes, c'est moins de regarder dans les histoires officielles parce que elles sont très peu présentes, on ne les a pas retenues, la mémoire ne les a pas retenues, mais on peut les regarder dans les lieux de travail par exemple. Si vous regardez comment travaille le grand naturaliste Aldrovandi, Ulisse Aldrovandi à Bologne, au XVIe siècle, qui est l'un des plus grands naturalistes d'Europe, peut-être le plus grand, celui qui a les plus grandes collections, dans la demeure à Bologne, sa femme, sa seconde femme est une aide qu'il a recrutée parce que c'était une intellectuelle, avec laquelle il s'est marié. Elle travaille en permanence avec lui, elle est dans le lieu de travail. Dans les grandes maisons anglaises du XVIIe siècle dans la campagne où se fait une grande partie des sciences, si vous ne regardez pas la Royal Society, mais que vous regardez ces lieux, qui sont à la fois des lieux privés, familiaux, mais aussi des lieux privés de travail, vous voyez que les femmes jouent un rôle central dans ce qu'on pourra appeler la gestion de cet écosystème qui est le lieu familial et le lieu de travail des scientifiques. Mais on pourrait multiplier les lieux à l'infini, les salons à la fin du XVIIIe siècle, à Paris, sont des lieux dans lesquels les femmes jouent un rôle essentiel. Puis, on peut multiplier à l'infini dès qu'on commence à regarder. Les grandes femmes mécènes, elles sont absolument vitales. >> Monsieur et Madame Lavoisier. >> Eh bien, Monsieur et Madame Lavoisier, bien sûr, ça c'est le grand standard. J'espère qu'on pourra voir le tableau. >> De David. >> Voilà! >> Qui représente tous les deux. Madame penchée sur le travail de monsieur. >> Oui. Toujours dans la position debout, derrière monsieur assis, très légèrement penchée en avant. Oui, bien sûr. >> Alors, on va peut-être se déplacer un tout petit peu plus vers le XIXe et le XXe siècle. Le XIXe, en un sens, marque une rupture et un rétrécissement du champ des possibles pour les femmes en général et pour les femmes de sciences en particulier par rapport à l'époque qui précède, puisqu'au XIXe siècle les sciences se professionnalisent, elles se sanctuarisent, elles sont logées dans des institutions et elles se masculinisent. Et si on va jusqu'au XXe siècle, cette dynamique est très vraie et se perpétue en quelque sorte. Je voudrais maintenant qu'on s'arrête pour continuer et finir sur un moment que vous avez beaucoup étudié, qui est le moment de la Big Science, de la Guerre froide, sur les années 50, autour d'un laboratoire, le laboratoire de Harlow. >> Harry. >> Oui. >> Harry Harlow. Oui. Ça c'est évidemment Donna Haraway qui a étudié magnifiquement dans son maître ouvrage sur son histoire de la primatologie, écrit à la fin des années 80. Donc Harlow, c'est intéressant, c'est un psychologue expérimentaliste. Il est tout à fait de la génération de la Guerre froide. Son objet, puisque c'est l'objet du livre de Donna Haraway, c'est d'étudier des primates. Donc, il a des singes rhésus et il veut étudier qu'est-ce que c'est l'amour maternel, qu'est-ce que c'est les liens d'affection, etc. Et il va le faire d'une façon assez terrible. Pour nous, quand c'est raconté par Donna Haraway, c'est aujourd'hui d'une rare violence, puisqu'au fond il va mettre dans un lieu fermé, un laboratoire évidemment, il va mettre dans un milieu fermé des singes rhésus, une mère et son nouveau-né par exemple. Et concrètement, pour étudier l'intensité des liens, il va séparer le bébé de sa mère et puis va regarder qu'est-ce que ça lui fait. Alors il va voir effectivement, une grande découverte de la science, qu'il est de plus en plus abattu, qu'il est de plus en plus mal, la mère aussi. Bon, voilà, la science a produit là un savoir tout à fait intéressant, mais il a fait des choses encore plus terribles d'une certaine façon. C'est que, ce que nous raconte Donna Haraway, c'est qu'il a fait des mères de substitution par exemple. Donc vous avez un mannequin, qui est recouvert d'une peau d'une femelle rhésus et puis vous mettez le petit dessus à la naissance et donc il se met, il cherche le sein. Vous pouvez avoir une tétine qui sort, il tète, etc., et il commence à croire que c'est sa mère, par exemple, vous pouvez arrêter le lait. >> Ou envoyer une décharge électrique? >> Ou envoyer une décharge électrique éventuellement pour voir >> si ça va affecter la relation amoureuse de ce bébé pour sa mère ou refroidir le corps par des courants d'eau glacée, toute chose. Bon, voilà, on voit bien, ça c'est une forme de pratiquer la science. Donc, on peut assez facilement la situer dans son milieu, surtout si on prend les conclusions qu'en tire Harlow, puisque ces conclusions, au fond ce qu'il essaie de savoir, ce qu'il essaie de mesurer c'est la naturalité de la famille monoparentale américaine qui vit dans les banlieues et dans les maisons. Donc, si on prend toutes ces choses ensemble, on voit bien que cette science-là, elle est totalement de son temps, elle est de la Guerre froide, elle est de la société américaine des années 50 et comme par hasard, le sujet, c'est la mère et son enfant. >> Et donc, elle va aussi normer et proposer des processus de normation des rôles familiaux et de genre pour la conduite des populations notamment défavorisées aux États-Unis et c'est là tout le sens de la critique que formule Donna Haraway. Donc on le voit, la critique féministe des sciences s'est aussi intéressée à la science telle qu'elle se fait, dans le sillage de la sociologie des sciences et de l'étude sociale des sciences et a permis d'apporter de nombreux résultats. On pourrait, pour finir, se souvenir que Donna Haraway aussi rend hommage et étudie l'apparition des femmes dans le champ de la primatologie et la façon dont finalement la perspective qu'elles offrent transforme radicalement cette façon de faire science, puisqu'on passe cette fois du laboratoire au terrain, au champ, à l'étude en champ, donc avec une immersion complète et une présence relationnelle finalement comme une anthropologue, comme une ethnologue, comme Jane Goodall va le faire dans les années 60 en Tanzanie auprès des primates. Et ce changement de perspective, donc finir la vie de laboratoire, ça va changer complètement les résultats, les questions qu'on pose à la relation animale, mais aussi à la société animale en même temps que les réponses qu'on apporte pour la société et les rôles sociaux, puisque Donna Haraway montre qu'il y a une très grande perméabilité entre la société et la science dans le sens où les résultats de sciences sont transférés sur des normes sociales et de genre. Un dernier mot, peut-être? >> Non. Pour dire ça, c'est très impressionnant. Toute la deuxième partie du livre de Donna Haraway porte sur ces femmes anthropologues d'une certaine façon au milieu des primates. Et ce qui est extraordinaire, c'est de voir la variété des rôles qu'elles font émerger des femelles primates par rapport à l'extraordinaire étroitesse de ce que un Harlow pouvait présenter 25 ans auparavant. >> Merci, Dominique Pestre, pour ce voyage dans l'histoire des sciences et des savoirs. >> Merci à vous. >> Nous allons donc continuer dans une prochaine séquence de nous interroger sur la contribution de la perspective féministe sur la question des sciences et les relations genre et sciences en abordant la question de la théorie de la connaissance située. [MUSIQUE] [MUSIQUE]