[MUSIQUE] J'aimerais commencer avec un souvenir lié à une expérience d'entretien au long cours que j'ai eue durant mes pratiques de recherche. Je travaille par entretien qualitatif, semi-qualitatif, ce qui fait que je rencontre beaucoup de personnes après avoir discuté avec elles d'une thématique de recherche, et puis ces personnes le plus souvent m'accueillent chez elles. Et en sonnant devant leur porte, j'ai toujours été interpelé par le petit rituel qui se développait autour d'un élément très simple, qui est ce paillasson et ce qui est juste derrière le paillasson, c'est-à -dire un seuil, une porte, fermée au moment où je sonne. Il m'a semblé que cet élément, qui est un dispositif architectural, il structure l'organisation d'un immeuble, était quelque chose de plus qu'un simple dispositif architectural. Un dispositif géographique sur lequel se jouait quelque chose qui était de l'ordre de la frontière. À un moment donné je devais présenter pour pénétrer dans ces domiciles, un passeport. Ce dispositif architectural celui du seuil, il me semble qu'il se déploie à l'échelle de la ville. Une limite qu'on franchit de manière insensible, sans y réfléchir, sans y penser vraiment, par laquelle on change de rôle, on change d'identité, on se projette dans quelque chose d'autre. Je propose d'y réfléchir à l'échelle urbaine au travers d'une série de photos. Première photo, Aude, qui depuis des années pendule entre Genève et Lausanne, pour aller travailler jour après jour, qui est dans son train, sort de son train, transite à travers les couloirs de la gare de Lausanne et arrive sur la place de la gare. Place vide avec des corps qui circulent dans tous les sens, une forme de tumulte, et à ce moment-là , m'a-t-elle dit dans un entretien, je rentre dans mon rôle professionnel, juste avant de rentrer dans le métro. Une espèce de sas urbain dans lequel on est projeté, et on part dans quelque chose d'autre. Autre situation, ma personne. Jour après jour, je pendule entre Lausanne et Genève, et le soir je regagne mon domicile. Je rentre mon petit code porte, je franchis un palier, et puis je suis dans une zone un peu incertaine entre l'intime du foyer et puis l'allée bloquée par un code porte qui détermine une communauté dans laquelle je me sens fréquenter des proches, des personnes qui me sont familières, ce qui ne me gêne pas de descendre dans l'escalier en pyjama pour aller faire ma lessive dans le sous-sol. Donc un espace qui est entre le tout public et le tout privé de mon domicile. Autre situation emblématique : Bruno, un urbaniste que j'avais rencontré dans une situation d'entretien, et qui m'expliquait comment, matin après matin, en se rendant à son travail dans la ville de Meyrin, il marchait un long moment sur une rue qui démarque la zone à bâtir de la zone agricole ; et la façon dont ce trajet sur une route qui marque très clairement la limite entre deux régimes juridiques de production de la ville le faisait rentrer aussi dans son rôle professionnel, la manière dont il allait devoir arbitrer le développement urbain de sa commune. Autre situation, aussi dans un autre entretien que j'avais conduit dans un autre territoire en France avec Marie-Ange qui jour après jour ou plutôt de façon hebdomadaire transite devant une boutique de curiosités désirables, l'enseigne 1969 à Paris. Son regard flotte sur la vitrine, elle est un peu bousculée par le monde interlope de ce qui se joue derrière cette vitrine qui est très opaque, et qui met en circulation des objets pour stimuler des jeux sexuels. Son regard lit sur cette vitrine et très vite elle tourne la tête, elle pense à autre chose, et elle se projette dans le lieu de culte dans lequel elle se rend. La façon dont cette tension avec une frontière, la vitrine est très opaque, mais en tension différents registres identitaires. Dans le quotidien de la ville, une fréquentation de la limite, aussi très insensible. Et puis, dernier exemple, aussi dans une recherche que j'avais conduite autour des populations migrantes, avec Felipe, qui de manière hebdomadaire se rend dans un lieu communautaire. Un bar de la communauté espagnole, avec une vitrine qui est très fortement marquée de signes communautaires. Et puis il pénètre, il pousse la porte de cette arcade qui marque une frontière avec la société élargie, et il rentre dans un autre pays finalement, un petit fragment d'Espagne, dans lequel il peut retrouver des autres soi-même, parler en espagnol, parler du championnat de foot, parler de la culture et parler du folklore un peu. Donc on a comme ça, quotidiennement, dans cette vaste étendue que sont nos univers urbains, des sas par lesquels on passe, des seuils qu'on éprouve physiquement, même si c'est très inconsciemment, mais c'est l'appareil sensorimoteur qui le sent. Ou bien des limites sur lesquelles on butte de manière rigide. Pensons à Marie-Ange et son regard qui flotte sur cette vitrine, et très vite elle tourne la tête. Ou bien peut-être moi, Laurent Matthey, qui chercherait à pénétrer dans l'espace de Felipe, ce lieu communautaire, et qui se sentirait un peu limité justement par ces signes communautaires qu'il y a sur la vitrine. En fait, jour après jour dans le quotidien de nos pratiques, on franchit des frontières de manière immatérielle, insensible, sans qu'on s'en rende vraiment compte. Des barrières entre l'intérieur et l'extérieur, entre le public et le privé, entre ce qui est de l'ordre de l'intime et ce qui est de l'ordre de l'extime, différents ordres normatifs. Pensons à Bruno et ce qui relève du droit à bâtir et ce qui relève de la zone agricole. Des pratiques, ce qu'on peut faire dans un espace communautaire dévolu à la discussion du football et de la culture, des atmosphères aussi, des atmosphères identitaires, des groupes sociaux. En fait, jour après jour, on passe par des dispositifs, comme ce paillasson et ce seuil, qui nous font changer d'état, si vous me permettez le jeu de mots. Et c'est ce qu'on va discuter dans le cadre de ce module du MOOC. On va discuter des états de la frontière en milieu urbain, en se concentrant sur une variable seulement, parce que, autrement, il nous faudrait beaucoup plus qu'un seul module. On va discuter des frontières entre les groupes. Pour ce programme, peut-être ambitieux, on verra en cheminant, on va s'accorder cinq leçons. La première visait à établir les différences entre sas, seuil et limite dans la ville. La deuxième va nous conduire à interroger les communautés dans l'espace urbain. La troisième leçon va nous amener à discuter des processus producteurs de frontières sociales intra-métropolitaines. La quatrième leçon va nous conduire à discuter un peu des politiques publiques qui pourraient permettre d'atténuer ces seuils ou de limiter les fortes fragmentations territoriales dans l'espace urbain. Et puis la cinquième leçon sera une conclusion du module. On va essayer de remettre en mouvement les différentes séquences, pour nous projeter dans une dimension un peu plus politique et éthique du rôle du géographe quand il fait de la planification urbaine. Ces cinq leçons doivent nous permettre de réaliser trois grands objectifs. Le premier objectif est celui humble de parvenir à identifier les démarcations qui structurent l'espace urbain. Il n'y a pas d'espace urbain sans éléments de frontières, qui finalement donnent de l'information et une étendue. Le deuxième grand objectif de ce module sera de comprendre les processus de différenciation intra-urbaine dans les rapports entre les groupes sociaux, dans, aussi, les différents arbitrages qui constituent le marché du logement, et puis le dernier grand objectif de ce module sera d'analyser des dispositifs politiques qui visent à atténuer les frontières intra-urbaines. [MUSIQUE]