[MUSIQUE] Pour cette séquence, je vous promène dans les couloirs du département de géographie de l'Université de Genève parce que je voudrais vous emmener dans un endroit qui est l'idéal pour réfléchir sur le masculin, le féminin et leur présence dans l'espace public. Cet endroit, ce sont les toilettes. Alors, pourquoi ai-je décidé de vous emmener aux toilettes? Eh bien parce que les toilettes, de toute évidence, c'est un lieu où il y a du masculin, il y a du féminin, il y a de l'espace public, et une vraie frontière entre le masculin et le féminin puisque les toilettes, souvent, ne sont pas mixtes. Il y a des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes. On trouve cela bien naturel. Alors, à la vérité, déjà il faut se réjouir qu'il y ait des toilettes parce que pendant longtemps il n'y avait pas de toilettes pour femmes dans l'espace public, parce que les femmes n'étaient pas censées aller dans l'espace public. On peut imaginer aussi que cela fonctionnait dans l'autre sens parce qu'évidemment, s'il n'y a pas de toilettes pour femmes dans l'espace public, ça n'incite pas les femmes à s'y déplacer. Les femmes devaient donc rester à la maison. Mais, maintenant, grand progrès, on a des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes dans l'espace public, et ça nous semble une évidence. Cette évidence, pourtant, elle mérite d'être questionnée car ça pourrait se passer autrement. Quelles sont les raisons qui font que, fondamentalement, on a besoin d'aller dans des endroits différents pour y faire les choses qu'on a à y faire? Pourquoi les hommes et les femmes ne peuvent pas cohabiter dans des toilettes communes? Alors, un premier élément qu'on peut analyser, c'est le logo. Le logo classique tel que vous le voyez dans l'illustration, c'est un homme, une silhouette masculine, et puis une femme, une silhouette féminine, qui est en fait la même silhouette que celle de l'homme, juste avec une jupe. C'est comme si une femme, c'était un homme avec une jupe. Et si l'on regarde tous les logos qu'on peut trouver dans le monde pour figurer les portes de toilettes de femmes et les portes de toilettes d'hommes, eh bien ça dit beaucoup de choses sur les visions de l'homme et de la femme, avec toujours cette idée que l'être humain par excellence, l'être humain normal, c'est l'homme, et que la femme s'en détache parce qu'elle a quelque chose en plus, des hanches, une jupe, une chevelure qui en fait quelque chose de pas tout à fait un être humain, un peu plus qu'un être humain ou un peu moins qu'un être humain. Un deuxième élément qui devrait nous amener à regarder cette réalité avec suspicion, c'est que l'idée que les toilettes ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres, ce n'est pas une nouveauté dans l'histoire et ça a été réservé aussi à d'autres populations que les hommes et les femmes. Vous voyez sur cette illustration que aux États-Unis, à l'époque des années 1920 aux années 1950, dans les états ségrégationnistes, les états du Sud, il y avait des toilettes pour Blancs et des toilettes pour Noirs. Les Blancs et les Noirs ne fréquentaient pas les mêmes toilettes, et c'était le cas également en Afrique du Sud, dans l'apartheid. Et ça, tout le monde est d'accord pour trouver ça, aujourd'hui, absolument scandaleux, absolument ignoble. Alors, pourquoi c'est tellement atroce, scandaleux ou ignoble de faire des toilettes séparées pour les Blancs et pour les Noirs, et en revanche on trouve tellement normal qu'on ait des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes? Alors, on se dit que, sans doute, la raison pour laquelle on ne peut pas fréquenter les mêmes toilettes, c'est la violence, c'est que les femmes ont peur des hommes. Elles ont peur des hommes, elles ont peur que dans des moments où une porte peut se fermer, où on est un peu déshabillé, où on est isolé, les toilettes seraient des lieux de violences sexuelles, violences sexuelles exercées par les hommes à l'encontre des femmes. Mais on a à ce point intégré cette idée de la violence des hommes? Elle est à ce point normale que la seule solution pour l'empêcher ce soit de nous enfermer dans des lieux séparés? Qu'est-ce que ça signifie en termes de démission politique que d'en être arrivé à une pareille extrémité et de la trouver, finalement, si naturelle? Et puis, pour finir, dernière question qu'on peut se poser à propos de ces toilettes pour hommes et ces toilettes pour femmes, c'est que vous avez certainement remarqué, quand vous allez au cinéma, au théâtre ou à un concert, que pour les hommes, aller uriner c'est très facile, on ne fait pas la queue. Il n'y a personne devant la porte des toilettes. Puis, en revanche, devant les toilettes pour femmes, il y a une queue, et les pauvres, elles doivent attendre 15, 20 minutes pour pouvoir aller aux toilettes. Alors, comment l'expliquer? Les architectes qui conçoivent nos bâtiments appliquent le principe de l'égalité. C'est-à -dire que la superficie des toilettes pour hommes est la même que la superficie des toilettes pour femmes, sous-entendu il y a autant d'hommes que de femmes dans l'édifice, ce qui est d'ailleurs surement pas vrai. Mais cette solution n'est pas une bonne solution. Pourquoi? Parce que les femmes passent plus de temps dans les toilettes que les hommes, en moyenne 2,4 fois. Les femmes passent 2,4 fois plus de temps dans les toilettes que les hommes. Pour plusieurs raisons. D'une part, elles y font d'autres choses que les hommes, le maquillage par exemple. Et puis ensuite, sans entrer dans les détails scabreux, pour se soulager dans les toilettes, ça prend plus de temps pour une femme que pour un homme. Et donc évidemment, si vous avez le même nombre d'hommes et de femmes et la même superficie pour les toilettes pour hommes et les toilettes pour femmes, eh bien les toilettes pour hommes, on y va facilement, et les toilettes pour femmes, il y a des embouteillages. La bonne solution, ce ne serait pas l'égalité, ce serait l'équité. Ce serait que la superficie des toilettes pour femmes soit 2,4 fois supérieure à celle des toilettes pour hommes, et à ce moment-là , les hommes et les femmes, ce serait pareil. On aurait le même accès à ces facilités. On ferait tous les deux la queue ou pas pour accéder aux toilettes. Donc, vous voyez comment à travers quelque chose d'aussi innocent et de quelque chose qui nous semble tout à fait naturel, la séparation des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes, il y a en fait quelque chose de très politique qu'il faut regarder avec un air critique, et il y a de la violence symbolique qui s'exerce. Et ce n'est pas seulement la violence symbolique, c'est aussi tout le temps perdu, les milliers d'heures de travail ou de distraction perdues par les femmes parce qu'elles passent du temps à faire la queue devant les toilettes. [AUDIO_VIDE] [MUSIQUE]