[MUSIQUE] [MUSIQUE] Bonjour. Je suis Frédéric Giraut, professeur à l'Université de Genève, spécialisé en géographie politique. Dans le cadre de ce MOOC, je vous propose un module, module qui est dédié aux frontières communautaires et plus particulièrement à celle de l'ethnorégionalisme et de l'apartheid. Alors, lié à ce module, il y a un argument. L'argument c'est que les groupes ethniques sont des constructions, sont des fabrications, de même que les frontières qui leur sont liées, frontières qui peuvent faire l'objet de revendications. C'est donc cet ensemble groupes ethniques, revendications spatiales et territoriales qui va faire l'objet de ce module. Donc pour démarrer ce module, nous sommes ici au Musée d'ethnographie de Genève et nous sommes devant une carte, qui est la carte du royaume Bamoun, qui a été réalisée aux alentours de 1920, qui est une carte originale et assez unique en son genre, puisqu'il s'agit en fait d'une carte africaine, produite par les représentants du royaume, mais dans un contexte de colonisation, et fortement influencée par les techniques de représentation liées à la colonisation, notamment les techniques de représentation cartographique. Alors, ce qui est intéressant avec cette carte, c'est qu'elle affirme un identité et une territorialité propres, exclusives, celles du royaume Bamoun. Avec notamment des frontières fixes, bien marquées, linéaires, en utilisant d'ailleurs les discontinuités naturelles, celles des rivières, ce qui est aussi une carte caractéristique de l'ethnorégionalisme et de sa représentation. Mais ce qui est intéressant aussi avec cette carte, c'est qu'elle se situe par rapport au cosmos, et on voit des éléments ici, avec la Lune des étoiles, par rapport aux points cardinaux, mais sans s'opposer strictement ou explicitement aux groupes voisins, qui sont quand même mentionnés. En fait, on a là une sorte d'utopie, qui pense et représente son espace et son organisation interne complexe, avec toute une série d'éléments, notamment la capitale et en son sein le Palais Royal. Une opposition entre une zone dense de peuplement traditionnel et une zone moins dense de peuplement, plus de colonisations, internes au royaume. Avec également un espace du sacré, qui est ici représenté par différents signes, certains relatifs à la topographie, mais c'est une topographie qui est investie par le sacré et puis également par d'autres éléments. C'est donc une carte très riche, qui offre une certaine représentation de ce qui peut être l'ethnorégionalisme sur base politique. Alors, on est ici dans ce musée, dans une sorte de temple issu de l'ethnologie savante, qui s'est développée durant l'aventure coloniale. Et il faut voir que durant cette ethnologie savante, couplée d'ailleurs à la géographie, a produit des cartes des groupes ethniques. On pense notamment à la carte qui vous est présentée, qui est celle de George Murdock, qui date de 1959, donc qui date précisément de la fin de la période coloniale sur le continent africain, et qui propose une carte des ethnies avec des limites fixes, avec le principe de souveraineté exclusive et avec un pavage exhaustif de l'espace. Il n'y a pas une partie du continent qui ne soit pas affectée à un groupe ethnique et à un seul. Alors, il faut bien voir que ce type de carte, celle-là notamment, a en quelque sorte accompagné ou plutôt est l'aboutissement d'un inventaire régionalisé des populations et qui correspondait, si vous voulez, à la logique de l'aventure coloniale, et puis à la logique aussi politique coloniale de délégation du pouvoir local communautaire. Alors, un pouvoir local communautaire qui on le sait a été très largement configuré par le pouvoir colonial lui-même, avec par exemple dans le cadre de l'Afrique de l'Ouest francophone, les cantons, avec à leur tête des chefs de canton. Et de manière plus générale, ce que Mahmood Mamdani a appelé le despotisme décentralisé mis en place par les différentes puissances coloniales dans son fameux ouvrage intitulé Citoyen et sujet, Citizen and subject. Alors, ce qu'il faut retenir de la carte de Murdock, c'est que c'est une carte qui est vraiment révélatrice d'une approche essentialiste, caractérisée par l'homogénéité, la fixité dans l'espace et dans le temps, et l'affectation d'une identité de groupe unique et fixe à un ensemble d'individus. Donc, ce qui va avec cette carte, ce type de carte, cette représentation de type essentialiste, c'est une simplification, avec une absence de dynamiques, une absence de liens complexes entre les groupes, et puis une absence d'espaces partagés ou d'espaces tampons entre eux. En fait c'est l'idéal de la territorialité moderne, limites fixes, souveraineté exclusive, exhaustivité, mais appliqué à des réalités complexes. Et c'est également l'idéal de la régionalisation sur le principe d'homogénéité, plutôt que sur le principe de complémentarité. En effet, pour procéder à une régionalisation, autrement dit à un découpage de l'espace en régions, il existe deux principes de cohérence qui sont opposés. On a le principe d'homogénéité et le principe de complémentarité. Le premier tente de mettre ensemble des lieux et des collectifs qui sont considérés comme similaires. Le second, au contraire, met ensemble des lieux et des collectifs qui entretiennent des liens de complémentarité entre eux. Dans le champ du politique et du culturel, qui nous intéresse ici, les figures du homeland, autrement dit du pays natal, si vous voulez, du pays d'origine, et celles de la communauté représentent l'application du principe d'homogénéité, qui relève alors d'une approche essentialiste. Les figures de la juridiction ou de la collectivité représentent plutôt le principe de la complémentarité, basé sur une définition cette fois non-ethnique de la société. Alors, il faut bien voir que le pouvoir colonial pouvait avoir conscience de la complexité des sociétés colonisées, avec des entités politiques supérieures, emboîtées, des regroupements sur base d'association ou de domination. L'existence aussi d'entités continuité spatiale fonctionnant en réseau, et puis des espaces partagés, des zones tampons et des marches, autrement dit des frontières qui sont différentes de frontières fixes, et des circulations individuelles ou collectives entre ces différentes entités. Alors, un exemple. Au début des années 60, Edmond Séré de Rivière, ex-administrateur colonial, documente et cartographie la situation politique pré-coloniale dans le cas du Niger actuel. Et bien loin de la représentation moderne des groupes ethniques proposée par Murdock, qu'on a vue tout à l'heure, on y voit là des ensembles discontinus, hétérogènes, des isolats politiques, avec de grands ensembles de type empire, royaume, sultanat, fédération, et puis des relations d'allégeance ou des confédérations. Bref, une carte dominée par les discontinuités territoriales de type espace partagé, et puis des zones tampons, donc bien loin des limites fixes qui étaient proposées dans la carte précédente. Et c'est bien sur la base de ces réalités complexes, dynamiques, que l'approche essentialiste de Murdock est déconstruite par la suite par un certain nombre d'anthropologues qui se sont intéressés à la question des frontières ethniques. On pense bien sûr à Fredrik Barth, dans l'introduction de son ouvrage sur les groupes ethniques et leurs frontières en 1959, puis on pense au francophone Jean-Lou Amselle, dans un texte qui date lui du milieu des années 80, qui s'appelle Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique. Ils insistent d'une part sur la dynamique des appartenances individuelles et collectives, et sur la complexité et la diversité des pouvoirs et des liens entre groupes qui ne peuvent être représentés comme des entités autonomes, exerçant une souveraineté exclusive sur un espace borné et fixe. Restent donc deux paradigmes irréductibles, relatifs à l'appréhension des groupes humains sur une base culturelle et politique, le paradigme essentialiste et le paradigme constructiviste. L'essentialisme se porte toujours bien, même s'il a été très largement déconstruit par les sciences sociales et humaines. Il se porte bien dans les discours et les représentations, comme on aura l'occasion de le voir. De plus, l'essentialisme est porteur de frontières revendiquées ou invoquées comme solution lors de conflits, ce que l'on verra également. Dans le cadre de ce module, nous allons donc nous intéresser successivement aux ingénieries coloniales et d'apartheid fabriquant des frontières sociales sur la base des appartenances ethniques. Puis, nous allons nous intéresser aux revendications de type ethnorégionaliste, dans différents contextes, avec leurs arguments. Et enfin, nous allons nous intéresser à l'invocation, soit comme problème, soit comme solution des principes de séparation sur base ethnique. [MUSIQUE] [MUSIQUE]