-Pour caractériser la place de l'Europe dans le monde tel qu'il se dessine depuis plusieurs années, nous avons souligné plusieurs tendances de fond : une évolution de l'ordre mondial vers un système multipolaire, ensuite une redistribution de la puissance des pays du Nord industrialisé vers certains pays du Sud, notamment vers l'Asie, enfin, une interdépendance croissante entre les différents pôles du système mondial. Dans ce contexte, il ne saurait plus être question d'européocentrisme, c'est-à -dire d'une lecture des relations internationales uniquement à l'aune des valeurs, des modes de pensée ou des intérêts de l'Europe. Les évolutions en cours, les discours sur le déclin supposé ou relatif de l'Europe nous engagent au contraire à nous pencher sur la vision que d'autres Etats, peuples ou organisations ont de l'Europe. Or chercher à connaître les perceptions de l'Europe par les non-Européens et leurs attentes, si elles existent, n'est pas sans poser des difficultés de méthode. Comment saisir la perception des citoyens, des groupes sociaux ? Celle-ci diffère-t-elle de la vision des Etats, des gouvernements ? Comment et pourquoi représenter et cartographier des perceptions subjectives ? Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, l'Europe s'est pensée comme le centre d'un monde où ce qui n'était pas européen était considéré comme périphérique. Ces deux notions ont-elles encore un sens pour interpréter les perceptions actuelles de l'Europe par les nouveaux pôles du système mondial ? On examinera donc si l'Europe est aujourd'hui perçue comme une périphérie par les pôles en croissance du système mondial, et dans quelle mesure elle demeure attractive pour sa propre périphérie. Enfin, on cherchera à comprendre si, par sa structure politique unique et ses réalisations, l'UE constitue un modèle, un laboratoire pour d'autres formes d'organisations régionales. Pour les pôles du système mondial ancien ou nouveau, l'Europe demeure un acteur qui compte, à la fois par son poids dans l'économie mondiale ou par l'ancienneté des responsabilités qu'ont exercées par le passé les puissances européennes aujourd'hui moyennes, comme la France et la Grande-Bretagne. Mais depuis la crise de 2008, l'Europe peut apparaître comme l'homme malade de l'économie mondiale. Si on prend l'exemple des acteurs économiques chinois, l'Europe reste un partenaire économique et commercial essentiel. Il n'est pas anodin qu'au plus fort de la crise économique et financière, des investisseurs chinois ont réalisé des investissements financiers en Europe. Ainsi, un accord a été signé en novembre 2008 pour la reprise en concession du port grec du Pirée par la China Ocean Shipping, pour 3,4 milliards d'euros. En 2010, c'est le groupe Geely qui rachetait le groupe automobile suédois Volvo, et en 2001, le groupe industriel Wanhua rachetait le chimiste hongrois BorsodChem. Relativement modestes par leur taille, comparés aux investissements européens en Chine, ces investissements manifestaient la confiance des Chinois dans l'avenir de l'économie européenne. Pour ce qui est de l'économie de la connaissance et de l'innovation, la Chine compte sur des transferts de technologie depuis l'Europe pour soutenir la modernisation de son économie. Ainsi, les étudiants chinois sont de plus en plus nombreux à venir étudier en Europe, qui demeure pour eux la destination la plus attractive. Les pays de l'UE attirent 40 % des 4 millions de migrants étudiants dans le monde, dont presque 2 millions sont asiatiques. Si l'attractivité de l'Europe en Chine a été peu affectée par la crise, il semblerait qu'il n'en soit pas de même dans cet autre pays asiatique en forte croissance qu'est l'Inde. Des études qualitatives conduites avant et après la crise auprès des élites économiques indiennes ont montré que la crise avait révélé des faiblesses inattendues et entamé peut-être, dans une certaine mesure, la confiance que les Indiens accordent au potentiel économique de l'Europe. L'Europe est-elle un acteur stratégique mineur ? Pour une puissance anciennement industrialisée comme les Etats-Unis, l'Europe demeure tout aussi centrale sur le plan économique. En termes géopolitiques, en revanche, depuis la fin de la guerre froide, l'espace européen est devenu de moins en moins stratégique pour les Etats-Unis. Ils ont confirmé, il y a peu, le basculement de leurs priorités vers l'axe Asie-Pacifique. Washington n'a pas cessé pour autant de solliciter l'appui des Européens dans les opérations extérieures conduites par les Etats-Unis en Afghanistan, en Irak, ou encore aujourd'hui contre l'Etat islamique au Levant. Par ailleurs, au vu des graves événements survenus en Ukraine au cours de 12 derniers mois, on ne peut exclure une révision de la politique de désengagement américain en Europe. Pour les pays situés dans sa proche périphérie, l'Europe, particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique, reste un pôle attractif pour plusieurs raisons. D'abord par sa richesse et par les possibilités d'emploi qu'elle offre. Ensuite par son système de formation et notamment ses universités. Ensuite par sa réputation en matière d'accueil des réfugiés, même si la politique d'accueil est devenue de plus en plus restrictive. Et enfin par l'assistance économique qu'elle a fournie à ces pays. La pression migratoire aux frontières de l'Europe augmente constamment, et plus récemment encore à la suite des révolutions dites du Printemps arabe, qui ont déstabilisé la société et l'Etat de plusieurs pays du bassin méditerranéen en Egypte, en Libye ou en Syrie. Alors que les conditions d'accueil se durcissent, de plus en plus de migrants cherchent à gagner l'Europe en prenant de gros risques : risques de noyade, risques d'asservissement pour rémunérer les passeurs, exposition à des situations de très grande précarité. Une politique européenne de l'immigration s'est construite progressivement à mesure que les Etats prenaient conscience de l'inanité de politiques strictement nationales, dans un espace de libre circulation des personnes. Cette politique a parfois été qualifiée de "forteresse Europe", et elle est régulièrement mise en cause pour son coût humain, alors même que le nombre de morts aux frontières de l'Europe augmente chaque année. L'Europe est-elle une forteresse commerciale ? Depuis les origines, l'Europe communautaire est un bloc commercial au fonctionnement discriminatoire, car il est fondé sur un tarif commercial commun, un soutien des prix agricoles et le principe de la préférence communautaire. Ces pratiques sont communes à la plupart des grands blocs économiques, les Etats-Unis au premier chef. Nombre de pays émergés ou émergents contestent depuis longtemps ces pratiques, au motif qu'elles pénalisent leur économie et particulièrement leur secteur agricole. L'Europe a, dès les années 60, cherché à en atténuer l'impact en signant des accords de commerce avec de nombreux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, souvent d'anciennes colonies. Nombre de pays désormais émergés, comme la Thaïlande, ou pleinement industrialisés, comme le Brésil ou la Corée du Sud, contestent ce modèle, en attaquant l'Union européenne devant l'OMC par exemple, ou encore en cherchant à conclure des accords de libre-échange avec l'Union européenne. L'Union européenne représente aujourd'hui l'organisation régionale qui a poussé le plus loin l'intégration à la fois économique et politique. Le modèle européen, par ses succès et ses échecs, représente, pour le monde, tantôt une expérience dont s'inspirer, tantôt une configuration à exploiter. L'expérience européenne est parfois vue comme un laboratoire ou un modèle auquel des Etats ou des organisations régionales ont pu emprunter certains caractères ou certaines pratiques, en matière de coexistence linguistique par exemple, mais aussi de construction politique ou de développement régional. Si on prend l'exemple de l'Inde, un Etat-continent qui rassemble un très grand nombre de régions à la fois politiques et linguistiques, le modèle européen a pu inspirer la rénovation du fédéralisme indien dans les années 90. Quand l'Union indienne a abandonné l'économie planifiée, l'expérience du marché unique et de la politique régionale de l'UE ont inspiré les réformes indiennes. Autre exemple, on a coutume de présenter l'UE comme une expérience pilote dont s'inspirent d'autres groupements d'Etats désireux de mettre en place des formes de coopération régionale. Mais le partage réel de souveraineté sur le modèle européen reste rare. D'autres organisations régionales empruntent par exemple la rhétorique de certains concepts communautaires. Ainsi, l'ASEAN, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, conçoit depuis 2004 son organisation sur le modèle de 3 piliers, inspirés de ceux du traité de Maastricht. De même, depuis 2007, l'intégration économique de l'ASEAN est fondée sur le principe des 4 libertés : commerce, service, main-d'oeuvre qualifiée et capital. Autre exemple, le Mercosur représente aujourd'hui la forme de régionalisme la plus aboutie dans le monde, après l'UE. Il semble que l'union douanière, propre à l'Union européenne, soit aujourd'hui le seul élément vraiment transposable au Mercosur. On y observe, certes, des éléments de convergence institutionnelle, comme en témoigne la création du Parlement du Mercosur en 2007. Mais le modèle européen d'une union par le droit reste encore à atteindre en Amérique latine. A l'inverse, certains acteurs mondiaux voient dans la nature de l'Union, la répartition des compétences et la nécessité de compromis entre les Etats membres et l'Union, une opportunité à exploiter pour maximiser leurs intérêts. La Chine a ainsi tout autant intérêt, d'une part à la division des Européens, dont elle peut tirer une plus grande marge de manoeuvre, par exemple sur le plan commercial, puisque les Etats membres raisonnent encore largement à l'échelle nationale en la matière. La Chine a d'autre part intérêt au renforcement de l'intégration de l'Union européenne, notamment sur le plan fiscal. Elle représente un investisseur potentiel majeur pour de futures euro-obligations, si un marché européen de la dette venait à voir le jour. Enfin, la Chine a intérêt à la consolidation de l'Europe politique. L'Europe présente l'intérêt de ne pas empiéter sur la sphère d'influence chinoise, et par son modèle contractualiste, de contribuer à la stabilité de l'ordre mondial, deux axes très importants pour la politique étrangère de Pékin. L'ancien modèle centre-périphérie du vieil européocentrisme n'existe plus depuis longtemps, sans avoir pour autant été totalement renversé. D'une part, la multipolarité de l'ordre mondial a conservé à l'Europe une forte attractivité pour sa périphérie proche. D'autre part, l'interdépendance croissante entre les différents pôles a contribué à accroître les attentes, autrefois négligeables, à l'égard de l'Europe, notamment en Asie. Une équipe de géographes a ainsi cherché à représenter la variété des relations stratégiques que l'Europe entretient aujourd'hui avec d'autres régions du monde, en considérant plusieurs facteurs, notamment les flux commerciaux, les flux migratoires ou les flux aériens. On peut distinguer 4 types de relations stratégiques, que l'on peut figurer sur une carte, et on note sur cette carte qu'ils recoupent et complètent la cartographie de l'influence européenne qu'on a déjà évoquée. 1er point : l'Europe entretient un rapport dit d'intégration avec les pays qui lui sont immédiatement limitrophes et ceux de sa proche périphérie. La forte intensité des interactions commerciales ou des flux de transport procède ici souvent des relations culturelles et historiques anciennes avec ces régions. 2e point : avec l'Afrique subsaharienne, l'Europe se place dans un rapport de responsabilité. Elle polarise en effet des relations asymétriques avec ces Etats qu'elle a autrefois colonisés. Mais la stratégie aujourd'hui de restriction des flux migratoires ou des investissements économiques tend à éroder l'influence de l'Europe dans cette région, où d'autres acteurs mondiaux, comme la Chine, les Etats-Unis ou le Brésil, investissent pour l'avenir. 3e point : on parlera ensuite d'une relation de partenariat avec des pays localisés à moyenne ou à grande distance de l'Europe, mais qui partagent avec elle une langue, une histoire commune et des communications intenses. C'est le cas ici des pays du Nord, les Etats-Unis, le Canada, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande, et des grands émergents, comme l'Afrique du Sud, l'Inde ou l'Amérique latine. Enfin, 4e point, du golfe arabo-persique à l'Asie orientale, se déploie l'axe du défi pour l'Europe, dans des pays où son influence reste aujourd'hui faible, au vu des critères retenus. L'asymétrie commerciale est largement en défaveur de l'Europe, même si celle-ci investit massivement dans l'économie. Au point de vue géographique et géostratégique, l'Europe apparaît comme un acteur secondaire de cet espace, dominé par la concurrence croissante entre le pôle états-unien et le pôle asiatique, dominé par la Chine.