-M. Brzezinski, il est connu parce qu'il a été conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter dans une époque qui peut être considérée comme une des plus glorieuses de la politique étrangère des Etats-Unis. Et puis il a écrit ce livre qui à l'époque a fait beaucoup de bruit, en 1995, "Le Grand Echiquier", dans lequel il a pu dire qu'à travers la construction européenne, la France visait la réincarnation. C'était une manière de dire, de faire une espèce de synthèse du sentiment abordé par beaucoup d'analystes, qu'ils soient historiens ou politistes, consistant à dire qu'à travers la construction européenne, chacun des Etats membres cherchait à prolonger, alors qu'il était devenu une puissance moyenne, on va dire, sa politique nationale dans le monde et en Europe en particulier. S'agissant de la France, le terme de réincarnation, en fait, visait à essayer d'expliciter un peu un slogan qui avait été celui de la présidence gaullienne, à savoir qu'il fallait redonner à la France sa grandeur. Et en redonnant à la France sa grandeur, c'est-à -dire lui donner ou continuer à lui donner en dépit de la défaite de 1940-1945, en dépit des deux guerres de décolonisation qu'a perdues la France, d'une part en Indochine, d'autre part en Algérie, faire en sorte que l'influence de la France, que le rayonnement de sa politique étrangère et de sa puissance économique et militaire puissent continuer. Réincarnation voulait dire, pour Brzezinski, que la France construisait l'Europe, était l'un des moteurs de la construction européenne pour parvenir à poursuivre cette espèce de politique de grandeur à la fois dans l'Europe et dans le monde. Alors oui, bien sûr, il y a une part de vrai et je dirais qu'il y a une part de vrai mais pas spécifiquement pour la France. On peut tout à fait démontrer, Alan Milward l'a très bien fait dans un livre célèbre dans la communauté scientifique qui s'appelle "The European Rescue "of the Nation States", c'est-à -dire comment la construction européenne a finalement permis aux Etats-nations européens de se maintenir, de se sauver, de s'actualiser, de se poursuivre. C'est un raisonnement qu'on peut faire pour chacun des Etats membres de la construction européenne. S'agissant de la France, dans le terme de réincarnation, sachant que pour l'Allemagne, Brzezinski a pu parler de rédemption, Brzezinski veut dire : est-ce que la construction européenne peut permettre à un pays dont la politique étrangère est une des clés de voûte dans l'imaginaire politique national, dans la conscience politique nationale, dans la manière que les gens ont, on pourrait presque dire, de se lever le matin et de se dire "je suis français parce que la France compte dans le monde", est-ce que la construction européenne a permis ça pour cet ensemble qu'on appelle la France et qui est en réalité très divers. La réponse, je pense, est en partie positive. Pourquoi ? Parce que d'abord, il est vrai qu'à travers la construction européenne, les élites politiques françaises ont poursuivi un certain nombre d'objectifs de politique étrangère qu'ils ne seraient pas parvenus à atteindre sans la construction européenne. Pour vous donner un exemple archi connu et maintenant qui est lointain, dans les années 1950, la problématique des élites françaises, c'était : comment faire en sorte que l'Allemagne, si elle devait se reconstruire, ne devienne pas à nouveau une grande puissance qui puisse d'une manière ou d'une autre faire de l'ombre à la France ? Il est clair qu'il n'était pas possible de refaire le traité de Versailles qui avait eu des conséquences dramatiques dans l'entre-deux-guerres. Il fallait penser à une solution coopérative, et la construction européenne a été pour partie inventée pour cela, c'est-à -dire pour mettre sur un pied d'égalité l'Allemagne et la France et les autres et faire en sorte qu'il n'y ait pas de risques qu'un des pays puisse dominer les autres. C'est la réponse classique connue. Au jour d'aujourd'hui, on pourrait très bien dire que c'est toujours le cas, sauf que les conditions ont terriblement changé. La France est un pays parmi vingt-huit. C'est quelque chose que les Français en général, et la classe politique en particulier, ont beaucoup de mal à réaliser. En clair, dans l'Europe d'aujourd'hui, il faut faire des coalitions, il faut faire des alliances de projets et c'est quelque chose que la France, ou que les élites françaises ou que les dirigeants français à Bruxelles ont un peu de mal à admettre. Donc de ce point de vue, le diagnostic de Brzezinski, me semble-t-il, est toujours juste en théorie. Mais dans les faits, je pense que pour la France, c'est devenu quelque chose de beaucoup plus difficile que d'utiliser la construction européenne pour poursuivre une politique de grandeur ou une politique de simple atteinte des objectifs nationaux. Il est clair que le fait que la France ait du mal à imposer son point de vue dans une Europe à vingt-huit, forcément, il faut sans arrêt être dans de la coopération, de la négociation, dans de la coalition et des alliances de projets, et les Français, on peut le dire comme ça, n'ont pas cette habitude-là , et donc du coup, donnent un peu l'impression d'être à l'arrière de la main. C'est sans doute une des réalités que peut refléter cette interrogation sur : la France est-elle "l'homme malade" de l'Europe, étant entendu que, par ailleurs, cette expression "l'homme malade de l'Europe", on l'a appliquée au Royaume-Uni dans les années 1970, on l'a même appliquée à l'Allemagne dans les années 2000-2006-2007. Il faut évidemment la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à -dire comme une interrogation, comme une image. Ce qui est certain, c'est que depuis 2005, la France n'est plus considérée de la même façon dans l'Europe actuelle. Pourquoi ? 2005, c'est bien entendu l'année dans laquelle le peuple français, par référendum, a rejeté avec une majorité assez confortable, le projet de traité constitutionnel européen. On a donc pu considérer que la France, qui avait été jusqu'alors un pays particulièrement moteur de la construction européenne, devenait un pays frein. Par rapport à ça, trois choses : la première, c'est qu'il faut quand même bien être conscient que depuis 1950 ou depuis 1957 si on veut prendre comme point de départ résolu le traité de Rome, la France a toujours eu une attitude ambivalente, c'est-à -dire que selon les périodes, elle a pu être soit un moteur soit un frein. C'est le premier point pour relativiser. La deuxième chose, me semble-t-il, c'est qu'il faut bien voir que structurellement, l'Etat-nation France a un problème d'échelle avec la construction européenne et ça, depuis le départ. Pourquoi ? Parce que la construction européenne, c'est d'abord une mutualisation de territoires nationaux, et c'est une mutualisation également de souverainetés. Or l'histoire est ainsi faite que, pour schématiser, on peut dire que la France est sans doute le pays qui incarne le plus l'équivalence entre le développement de la souveraineté populaire d'une part, de la souveraineté étatique d'autre part et d'un territoire national au sens le plus classique du mot, c'est-à -dire borné par des frontières d'un seul tenant et relativement homogène. Enfin, troisième raison, la construction européenne est quelque chose dans laquelle la logique des réseaux est devenue prédominante, ou en tous les cas au moins aussi importante que la logique des territoires nationaux. Or pour la raison que je viens d'indiquer précédemment, on peut dire qu'il y a quatre siècles d'histoire de France durant lesquels la logique des réseaux, que ce soit des réseaux de villes, des réseaux de régions, des réseaux transfrontaliers, voire des réseaux économiques, ces réseaux ont été soumis, subordonnés à la logique de la souveraineté étatique. Je pense que depuis les années 2000 et le grand élargissement, depuis que, d'une certaine manière, l'Europe a pleinement affirmé sa logique en réseaux, la nation française, avec sa culture politique propre, est un petit peu déstabilisée. Enfin, la crise de 2008, évidemment, d'une certaine manière, révèle, cristallise ces espèces de désadéquations ou de difficultés d'adaptation que je viens de mentionner. Pourquoi ? Pour des raisons beaucoup plus conjoncturelles mais qui, aux yeux du reste de l'opinion publique européenne, pèsent énormément. Pour le dire en un mot, on peut avoir l'impression dans l'opinion publique allemande, dans l'opinion publique hollandaise, dans l'opinion publique finlandaise, dans l'opinion publique suédoise voire dans l'opinion publique britannique, que la France joue un peu au passager clandestin comme disent les économistes. Passager clandestin, ça veut dire que je profite d'un système économique qui a été mis en place sans faire les efforts que doivent faire tous les passagers, en gros sans payer l'entièreté de mon billet. En l'occurrence, le bateau en question, c'est la zone euro, c'est l'euro, la monnaie unique, et, d'une certaine manière, on peut, à tort ou à raison - je ne me prononce pas là -dessus ici, c'est dans d'autres modules du MOOC que cette question est débattue - on peut considérer que les Français en général, la France, que ce soit l'économie ou ses dirigeants politiques, cherchent à payer un billet à demi-tarif sur le bateau de la zone euro. En clair, un certain nombre de pays qui sont considérés comme grands, soit par la superficie, soit par leur poids économique, soit par leur poids diplomatique, demandent aux Français depuis une quinzaine d'années de faire un certain nombre de réformes structurelles qu'eux ont déjà faites et que, droite et gauche confondues, toutes corporations confondues, les Français s'ingénient à repousser. Je pense que la raison pour laquelle cette question "la France est-elle "'l'homme malade' de l'Europe ?" est en partie posée pour cette dernière raison mais, encore une fois, cette dernière raison, me semble-t-il, vient cristalliser des raisons plus structurelles, plus profondes que j'ai essayé d'évoquer jusqu'à présent. En tous les cas, le fait est qu'en termes de résultats, que ce soit sous Nicolas Sarkozy, donc de 2007 à 2012, que ce soit sous François Hollande depuis 2012, on n'a pas vraiment le sentiment qu'il y a une voix de la France qui porte au sein de l'Europe. On n'a pas vraiment le sentiment qu'il y a une vision française qui permettrait aux dirigeants européens de trouver une orientation, un horizon ou une boussole. Ceci étant, là aussi relativisons : rappelons-nous toujours que 1957 et le traité de Rome, c'est pour l'essentiel un succès dû à deux ans de négociations, de travaux, quasiment de lobbying des Bénéluxiens - les Belges, les Néerlandais, les Luxembourgeois - et que le traité de Rome, finalement, ce n'est ni la France, ni l'Allemagne qui n'en sont vraiment les deux instigateurs principaux. Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'il y a eu en tous les cas ce qu'on peut appeler un long moment français de la construction européenne. Ce long moment français, me semble-t-il, a duré jusqu'en 1995 c'est sûr, peut-être même jusqu'à 2000. Ce long moment français de la construction européenne, on peut le caractériser par le fait que rien dans la construction européenne ne pouvait se faire sans que la France, par ses différents acteurs et avec évidemment sa pluralité, sa diversité, ne soit un élément moteur. Dans cette vision française de l'Europe ou dans cette politique européenne de la France, il y avait évidemment l'idée que c'est en étant associés que chacun allait parvenir à promouvoir son indépendance nationale. Je sais que ça peut paraître un peu paradoxal, mais encore une fois, je renvoie au livre d'Alan Milward, "The European Rescue of the Nation State", je crois profondément au fait que quand les Européens construisent l'Europe, il y a évidemment une idée universelle, il y a évidemment l'idée qu'il faut faire la paix mais il y a aussi l'idée profondément ancrée qu'on passe à un paradigme post-nationaliste et que dans le cadre de ce paradigme, l'idée que pour maintenir son indépendance nationale, il faut s'allier aux autres dans une association qui subsume pour partie les souverainetés nationales. La France, d'une certaine manière, a été à la pointe de cette idée, ne serait-ce que parce que pour elle, c'était très important de sauvegarder l'indépendance nationale, et en même temps, d'avoir une espèce de projection dans le monde entier. Ca, c'est le premier point. A partir de là , on peut se demander de manière assez classique : qu'est-ce que la France a apporté de spécifique à la construction européenne et réciproquement, qu'est-ce que la construction a apporté à la France ? Je suis très frappé, pour faire référence à une actualité relativement récente, par le fait que l'émotion et la mobilisation suscitées par le triple attentat terroriste djihadiste en France les 7, 8 et 9 janvier 2015, a été d'une ampleur et d'une échelle bien plus grandes que les attentats de Madrid en 2004 et que les attentats de Londres en 2005, alors que ceux de Madrid et de Londres avaient provoqué ou causé un nombre de morts bien plus grand que ceux de Paris. Il y a eu un article d'ailleurs du "New York Times" qui s'appelle "France, The Crucible of Europe". C'est-à -dire que d'une certaine manière, la France quoi qu'elle fasse, même si elle est en arrière de la main, même si dans l'état actuel des choses, elle ne dessine pas de vision européenne, elle est considérée par les autres, quoi qu'elle en veuille et quoi qu'elle en fasse encore une fois, comme un pays on va dire exemplaire de la construction européenne, voire même de la civilisation européenne. Ca peut s'expliquer par un certain nombre de raisons qu'on peut citer très vite et très schématiquement qui vont de la culture de l'ingénieur au fait que la France a été le pays le plus rural de la révolution industrielle et que grâce à la construction européenne, elle est devenue une des deux plus grandes puissances agricoles du monde, ce qui peut paraître assez paradoxal pour un aussi petit pays en superficie et en population - 60 millions d'habitants, moins d'un pourcent de la population mondiale, qui nourrit pourtant une grande partie de la planète. Mais ça peut aussi se lire à travers cette représentation qu'on prête à la France et à Paris en particulier d'être le pays de la galanterie, le pays du vin, le pays de la cuisine. Il y a comme ça tout un tas d'éléments, sans parler du fait qu'elle est encore aujourd'hui la sixième puissance industrielle, il y a comme ça un énorme décalage entre la manière dont on voit la France dans le monde et en Europe, et la façon dont les Français eux-mêmes se voient. Ca, je crois que quel que soit le manque de vision européenne de la France aujourd'hui, que ce soit dans les élites politiques, dans les élites économiques ou dans l'opinion publique, il y a une espèce d'attente, il y a une espèce de statut si vous voulez qui est imposé de l'extérieur aux Français et à la France sur le fait qu'elle est un pays dont on attend qu'il ait une vision européenne. A partir de là , je prenais encore une fois cette image, du fait qu'il y ait une telle mobilisation partout dans le monde à la suite des attentats de janvier, ce qui n'a pas été le cas pour les attentats de Madrid et de Londres en 2004 et en 2005, ça dit quelque chose de l'image de la France presque à son corps défendant. Ca ne veut pas dire pour autant que la France a une vision européenne, mais ça veut dire que même quand elle n'en a pas, d'une certaine façon, on attend de la France qu'elle en ait, et que ce qui arrive en France influe sur ce qui peut arriver dans le reste de l'Europe. Evidemment, ça peut paraître une réponse peut-être un peu cocardière, une réponse particulièrement optimiste, mais il me semble que cela peut permettre aussi dès lors que les Français en sont conscients, dès lors qu'ils acceptent peut-être de considérer que l'exception française n'est pas mise en danger par la construction européenne, et que la construction européenne est vraiment une synthèse où chacun doit faire des compromis avec ses propres cultures nationales, ça permet, me semble-t-il, d'être assez optimiste sur le fait que, dans les années qui vont venir, peut-être poussée par des événements tragiques et non maîtrisés, la France va de nouveau jouer son rôle, peut-être de manière plus modeste, peut-être plus en réseau, de moteur de la construction européenne.