-Philippe Copinschi, merci beaucoup d'avoir accepté de répondre à notre demande d'entretien. Vous êtes diplômé de l'IEP de Paris et de l'université libre de Bruxelles. Vous êtes consultant spécialiste sur les questions pétrolières internationales. Vous enseignez notamment les relations internationales, la géopolitique de l'énergie ici à Sciences Po. -Le mix énergétique représente l'éventail des énergies qui sont utilisées par un pays ou par une région comme l'Union européenne pour satisfaire ses besoins en énergie. Les besoins en énergie de l'Union européenne, c'est en gros 13 % de la consommation mondiale d'énergie, ce qui est évidemment largement plus que la proportion de la population. Les Européens consomment plus que la moyenne mondiale en termes d'énergie, mais quand même nettement moins que, par exemple, les Américains qui ont une consommation par habitant nettement supérieure. Le mix énergétique européen est constitué pour quasiment 75-80 % d'énergies fossiles, 40 % ou un gros tiers pour du pétrole, un quart de gaz, autour de 17 % pour du charbon même chose, autour de 14 % pour le nucléaire et le reste, ce sont les énergies renouvelables qui sont en très très forte croissance mais encore assez marginales dans l'ensemble du mix énergétique. Le poids du pétrole et du charbon diminue, le poids du gaz a tendance à augmenter, le nucléaire stagne voire diminue en Europe et les énergies renouvelables, essentiellement l'hydroélectrique, qui est l'énergie la plus anciennement utilisée et qui est une grosse part des renouvelables, se maintient, l'énergie éolienne et le solaire photovoltaïque sont en pleine croissance, essentiellement pour produire de l'électricité. Le problème, c'est que chaque pays reste maître de sa politique énergétique. Donc chaque pays peut développer son propre mix énergétique selon ses ressources, selon ses besoins, selon ses relations géopolitiques éventuellement. Donc on a des disparités très fortes au sein de l'Union européenne avec des pays qui utilisent encore beaucoup de charbon comme la Pologne, comme l'Estonie, comme la République tchèque, des pays qui ont recours massivement au nucléaire, la France est très clairement dans ce cas, il y a quelques autres pays, mais ils ne sont pas nombreux, à avoir aussi pas mal de nucléaire, la Grande-Bretagne par exemple. Et puis d'autres pays, je pense à l'Autriche par exemple, à la Norvège, qui est hors Union européenne mais qui fonctionne de la même manière, où l'hydroélectricité s'est beaucoup développée et fait une part importante du mix énergétique. L'Europe, dans son ensemble, est dépendante des importations d'énergie dans la mesure où la consommation est à peu près deux fois supérieure à la production. Donc la moitié de ce qui est consommé en Europe doit être importé. Ca varie évidemment d'une énergie à l'autre. En pétrole, c'est 85 % de la consommation de l'Union européenne qui est importée, sachant qu'une partie importante de cette importation vient de Norvège. Ils ne sont pas dans l'Union européenne mais ça fonctionne de manière complètement intégrée. Le reste des importations vient des alentours de l'Union européenne, des zones de production que sont la Russie, l'Afrique du Nord avec la Libye et l'Algérie, un petit peu l'Arabie saoudite et le Moyen-Orient, et le golfe de Guinée avec notamment le Nigéria, l'Angola, qui sont les principaux producteurs. En gaz, là , c'est à nouveau de la production en interne en mer du Nord, qui concerne la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, et des importations, surtout de la Russie et d'Algérie, et dans une moindre mesure, le Nigéria, le Qatar, l'Egypte, etc. La situation en termes de dépendance n'est pas la même pour ces deux énergies, le gaz et le pétrole, non seulement parce que la proportion n'est pas la même - le pétrole, c'est 85 %, le gaz, c'est plutôt les deux tiers qui doivent être importés - et surtout, l'organisation du marché n'est pas la même. Le pétrole est un marché qui est complètement globalisé avec un prix qui est unique, le même pour tout le monde, où il n'y a pas de lien privilégié entre un producteur et un consommateur. Bref, si vous voulez vous approvisionner en pétrole, quelle que soit votre nationalité, vous devez simplement l'acheter sur le marché au prix qui est le même pour tout le monde. De ce point de vue-là , la sécurité des Européens en matière d'approvisionnement énergétique pétrolier vient simplement du bon fonctionnement du marché et du fait que les Européens ont de quoi se payer le pétrole. Le gaz, c'est un peu différent dans la mesure où c'est un marché qui est organisé de manière régionale, et en Europe, c'est sur la base de contrats à long terme signés entre un producteur et un consommateur, c'est-à -dire essentiellement Gazprom, la compagnie russe, ou Sonatrach, la compagnie algérienne, qui signent avec les consommateurs que sont GDF, E.ON, ENI, etc., qui eux importent le gaz. Ca, c'est des contrats à très long terme, jusqu'à 30 ans, où sont fixées d'avance les quantités livrées et, si pas le prix, au moins la formule qui va permettre de déterminer le prix. Donc dans ce cas-là , l'interdépendance est très forte entre les consommateurs européens et leurs fournisseurs parce que ce sont des contrats sur le très long terme. Ca nécessite des infrastructures, notamment de pipelines, extrêmement lourdes à financer, donc rentables sur des décennies, donc on est bien dans une relation, je dirais pas de dépendance mais bien d'interdépendance très forte. A nouveau, il faut distinguer le pétrole et le gaz et regarder les échelles de temporalité, qui sont différentes. Le risque pour le pétrole n'est pas tant qu'un fournisseur spécifique de l'Europe vienne à ne plus être capable d'approvisionner l'Europe et donc que l'Europe en souffre parce qu'on est dans un marché global. Typiquement la Libye, qui est un des gros fournisseurs de l'Italie pour des raisons de proximité géographique, lorsqu'à la suite de la guerre civile en 2001, la production s'est quasiment interrompue, c'est pas en soi l'Italie qui a souffert, c'est l'ensemble du monde qui a vu son prix augmenter, et donc les Italiens ont eu du pétrole, un peu plus cher, mais tout le monde l'a payé, en fait, un peu plus cher. En gaz, c'est différent, parce qu'en gaz, on a bien des fournisseurs attitrés. C'est prévu de manière très statique, ou très pérenne. A court terme, le risque est qu'un pipeline d'approvisionnement soit coupé pour des raisons volontaires ou involontaires. Ca a été le cas en 2006 et en 2009 lorsque la Russie a coupé le gaz qui transitait par l'Ukraine et approvisionnait l'Europe et où certains pays européens n'ont plus été approvisionnés en gaz, ce qui est évidemment très dommageable. A moyen terme, ce risque existe peu, dans la mesure où on est dans un dialogue permanent avec les fournisseurs. On est dans une situation d'interdépendance où tout le monde a bien compris que si les Européens ne peuvent pas se passer du gaz russe, les Russes ne peuvent pas se passer des recettes de gaz européennes, vendu à l'Europe. Sur le long terme, par contre, il y a une vraie bataille d'ordre stratégique sur le fait de savoir comment on organise quand même l'approvisionnement gazier du continent européen. Là , il y a une vraie bataille entre, d'un côté les Européens, de l'autre côté, les pays asiatiques, en particulier l'Inde et la Chine, pour savoir comment orienter les flux de la production d'Asie centrale voire de Russie. Typiquement, le Turkménistan est en train de se demander s'il va exporter son gaz vers l'est, c'est-à -dire vers la Chine, ou vers l'ouest, vers les Européens. Ce sera l'un ou l'autre. Pour les Européens, il y a un enjeu d'ordre géostratégique, mais c'est sur du très long terme. Il n'existe pas à proprement parler une politique européenne de l'énergie dans la mesure où les questions énergétiques sont restées dans le domaine de compétence de chaque Etat. Donc c'est chaque Etat qui va décider librement du mix énergétique et globalement de la politique énergétique qu'il va mettre en place, savoir s'il veut faire du nucléaire, s'il veut ou non développer du gaz de schiste - chaque Etat est libre de le faire. Sauf qu'il y a un certain nombre d'objectifs qui ont été fixés au niveau européen en matière énergétique sur, par exemple, la place des renouvelables dans le mix énergétique qui doit atteindre 20 % de la consommation européenne en 2020, sur la réduction des gaz à effet de serre, qui implique aussi un volet énergétique, et sur la maîtrise de l'efficacité de la consommation énergétique où, là aussi, il y a des objectifs chiffrés à l'horizon 2020. Ceci dit, les questions énergétiques sont très larges, et donc l'Europe, à travers la Commission, s'intéresse aux questions énergétiques par le biais à la fois des questions environnementales, et notamment climatiques, et par le biais de la construction du marché intérieur et de la libre concurrence. Ca, ça se traduit par le fait que, comme je disais, un certain nombre d'objectifs ou de lignes politiques sont tracés au niveau européen en matière d'environnement et de lutte contre le climat, avec du coup une incidence sur la manière dont le mix énergétique peut être développé dans chaque pays et à travers le marché intérieur dans la mesure où historiquement, chaque pays a développé, pour l'électricité et pour le gaz un marché national souvent avec un monopole public, et que toute l'action de la Commission a été depuis une dizaine d'années d'essayer d'interconnecter les différents marchés nationaux et de construire un marché intérieur en libre concurrence où chaque consommateur ne serait plus en relation avec un monopole d'Etat mais avec le choix de décider de son fournisseur d'électricité et de gaz. Ca, c'est en train de se faire. Aujourd'hui, la concurrence a été établie. La propriété des réseaux de distribution de gaz ou d'électricité, que la Commission européenne veut séparer des activités de vente en disant : "si c'est le même acteur qui maîtrise le réseau et qui fait de la vente, il est favorisé par rapport aux autres producteurs". Ca, c'est encore en discussion, mais on est à nouveau dans cette idée-là . Dernière chose, l'Europe, à travers la Commission, s'est aussi saisie des questions liées à la sécurité énergétique, et notamment des relations avec la Russie suite aux différentes crises du gaz qu'il y a eu entre la Russie et l'Ukraine entre 2006 et 2009 et qui ont affecté l'Europe. L'idée centrale est de dire : "on sera plus forts si on parle d'une seule voix". C'est que chaque pays européen devant négocier avec la Russie, chaque pays est un petit acteur, sauf peut-être l'Allemagne et éventuellement la France et l'Italie, les autres sont de tout petits acteurs, tandis qu'effectivement, l'Europe en tant que telle est beaucoup plus crédible comme interlocuteur de la Russie pour s'assurer du bon approvisionnement gazier de l'Union européenne. Donc il y a des petits pas qui sont faits là -dessus, sachant que les Etats n'ont pas nécessairement envie ces compétences à la Commission, et sachant aussi que ce ne sera réellement crédible que si le marché intérieur existe vraiment et qu'on n'a plus une juxtaposition, une collection, de petits marchés nationaux. Là , il y a un chantier très important au point de vue des infrastructures qui a été lancé et encouragé par la Commission européenne, qui est d'intégrer les différents réseaux nationaux et de permettre, notamment au point de vue du gaz, une réversibilité des flux. C'est-à -dire que tous les réseaux d'approvisionnement du gaz ont été construits depuis la Russie vers l'Europe, donc dans un flux est-ouest, et l'idée serait de permettre d'utiliser les mêmes tuyaux pour faire passer du gaz de l'ouest vers l'est, ce qui permettrait, par exemple s'il y a une crise avec la Russie et une rupture d'approvisionnement depuis la Russie, d'approvisionner, je ne sais pas, la République tchèque, par du gaz venu de la France, importé par exemple sous forme liquéfiée. Le premier obstacle reste la défiance ou la méfiance des Etats et leur absence de volonté de voir transférer des compétences supplémentaires en matière énergétique au niveau européen. On le voit bien pour tous les pays mais en France en particulier. Il serait assez mal vu, par exemple, de la part des Français, qu'au niveau européen, on commence à mettre en question le programme électronucléaire français, alors même que, d'une manière évidente, le jour où il y a un problème en France, ça affectera les pays voisins, et qu'à partir du moment où un certain nombre de pays voisins comme l'Allemagne, comme l'Italie, comme la Suisse, comme la Belgique, ont renoncé au nucléaire justement pour des raisons de sécurité, le risque s'il y a une mise en commun de ces questions au niveau européen, c'est que la France ne puisse plus faire ce qu'elle veut en la matière. Mais chaque pays, pour des raisons différentes, enfin en tout cas la plupart des grands pays pour des raisons différentes, tiennent à maintenir une souveraineté nationale sur la composition du mix énergétique. Et ça, tant que chaque pays fait ce qu'il veut en matière de production d'énergie, on aura du mal à se coordonner sur une politique et sur les relations que l'Union européenne doit entretenir avec les fournisseurs. Pas tellement, ou de moins en moins. Pour des grandes entreprises qui sont complètement globalisées et actives sur un marché lui-même global, comme Total sur le marché du pétrole, non, ça n'a plus beaucoup de sens. Total n'a pas pour but d'approvisionner la France, ne se préoccupe pas de ça. C'est une grande entreprise qui est là pour faire des bénéfices, qui fait l'essentiel de ses bénéfices hors de France. La France n'en profite pas énormément, si ce n'est qu'une grande partie du personnel est français et que le siège est en France, etc., mais l'activité, la localisation des bénéfices, l'actionnariat de Total n'est pas français, et en soi, ça n'influence pas véritablement le quotidien des Français. Dans des domaines beaucoup plus territorialisés comme par exemple la production d'électricité ou la distribution d'électricité, une grosse entreprise comme EDF, qui est beaucoup plus, pour des raisons historiques, dans un esprit de service public, là , ça peut encore avoir un sens d'avoir une grande entreprise qui répond aux attentes notamment en termes de service public, de la population.