[MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans cet épisode, nous explorons la phase d'idéation ou imagination du processus de design thinking: phase de transition entre l'identification d'un problème ou d'un besoin qui a fait l'objet de la phase d'inspiration ou d'immersion traitée dans l'épisode deux, et la mise en place d'une solution testable de la phase d'implémentation ou d'expérimentation que nous verrons dans l'épisode quatre. Je vous propose d'analyser les témoignages de cet épisode au travers des trois questions: un, quels sont les facteurs de succès d'une phase d'idéation ou imagination? Deux, quels sont les outils ou techniques pour générer des idées? Et enfin, trois, quelles sont les difficultés inhérentes à cette phase d'idéation et imagination? Dans la suite de mon propos, j'utiliserai indifféremment les termes d'imagination ou d'idéation, qui recouvrent la même réalité. En fait, le terme idéation est un anglicisme, autrement dit la francisation du terme anglais ideation. Alors commençons par nous poser la question des facteurs de succès d'une phase d'idéation. Tout d'abord, cette phase d'idéation est un moment de co-construction. Il s'agit de dessiner des pistes de solution en associant les différentes parties prenantes du projet. C'est la suite logique de la démarche engagée dans la phase immersion, qui vise à créer, selon les termes de Barbara Bay, un diagnostic partagé à partir du ressenti et des expériences concrètes de l'ensemble des acteurs impliqués dans une politique publique depuis ses concepteurs jusqu'aux bénéficiaires finaux, en passant par les agents qui les mettent en œuvre au quotidien. Les témoignages que nous avons visionnés ou entendus nous livrent des éléments très éclairants sur ce qui permet d'avoir une phase de co-construction riche, qui produise réellement des idées nouvelles. Premier facteur de succès, la diversité des profils qui y participent. Comme pour la phase d'immersion, la diversité des profils associés à la démarche de co-construction est un élément clé de réussite. Xavier Pavie, mon collègue professeur d'innovation à l'ESSEC affirme que plus de diversité, plus de créativité. Et Paul-Hubert Des Mesnards, partenaire de l'agence Créargie, fait de la diversité l'un des trois critères de choix des participants à un atelier de créativité aux côtés du volontariat et de la motivation. Ainsi, lorsqu'il a travaillé sur la nouvelle Cité des enfants du parc de la Villette à Paris, il n'a pas seulement mobilisé des experts de ce type d'expositions, mais il a aussi mobilisé divers spécialistes des enfants comme des psychanalystes, des sociologues, de didacticiens, ou bien encore des scénographes. Le deuxième facteur de succès, c'est que tout le monde est sachant. Sandrine Dujardin Frère et Véronique Petitjean, qui sont chargées de développement au sein du département de Seine-Maritime, témoignent de leur expérience lors du projet d'amélioration de l'accompagnement des bénéficiaires du RSA. Elles mettent en lumière ce qui a été décisif dans cette phase, dans des groupes qui visaient une réelle mixité entre usagers et agents en charge du RSA, l'équipe d'animation a su mettre à l'aise chacun, distribuer équitablement le temps de parole, et faire en sorte que l'expertise de chaque participant soit mise en valeur. Par exemple, les bénéficaires du RSA ont fortement contribué à élaborer un nouveau contrat d'engagement réciproque qui emploie un vocabulaire plus simple avec les bons mots compréhensibles par tous, par des gens normaux. Tout le monde est donc sachant, et c'est la mise en commun de ces expertises qui produit les idées intéressantes. Troisième facteur de succès, l'apport visuel du design. C'est un autre point clé qui est présent dans tous les témoignages, et c'est l'apport de la dimension visuelle qui au cœur de toute démarche inspirée du design. Marion Leroux, qui était directrice générale adjointe en charge de la solidarité au sein du Conseil départemental du Val d'Oise lors du projet de nouvelle maison départementale des personnes handicapées, emploie l'expression donner à voir. Ce qui est intéressant dans l'approche design, c'est qu'elle donne à voir ce qui ne va pas, mais aussi ce que l'on pourrait faire et ce à quoi on pourrait aboutir. Sandrine Dujardin Frère fait du matériau visuel préparé par les designers l'un des éléments qui ont permis un réelle participation de chacun au temps de co-construction, quel que soit son profil. Barbara Bay fait elle un focus sur l'événement qui a rassemblé l'ensemble des parties prenantes du projet Bon Séjour à mi-parcours. L'équipe de designers avait réalisé des supports visuels et narratifs qui scénarisaient les pistes de solution. Barbara Bay explique que les histoires qu'ils racontaient, présentant des nouveaux types de prise en charge, de nouveaux parcours patients, ont permis aux différents professionnels de dépasser les représentations culturelles liées à leur métier et ont favorisé l'empathie pour aller vers des solutions collectives et partagées, réglant les dysfonctionnements de l'hôpital de jour. Il faut souligner que ce moment collectif a été l'occasion de nouer un partenariat avec la chaire en créativité de l'Université de Strasbourg, un chercheur dans ce domaine ayant accompagné le projet Bon Séjour. La créativité est en effet au cœur de la phase d'idéation. Alors, après avoir évoqué de façon générale les facteurs de succès de la phase d'idéation, faisons donc un zoom sur les outils ou techniques qui existent pour favoriser cette créativité. Il y a de multiples outils pour susciter la génération d'idées et la créativité pour imaginer de nouveaux outils n'a bien sûr par de limite. Paul-Hubert Des Mesnards s'appuie sur le projet de nouvelle Cité des enfants pour nous donner un exemple de pratique en la matière dans son témoignage. Il décrit un certain nombre de techniques pour susciter la créativité et décaler le questionnement. Il y a l'imagination-projection qui invite les participants à se visualiser en tant qu'utilisateur, à se projeter dans l'avenir et à se mettre dans la peau de l'enfant qui va vivre l'exposition. Et puis il y a également l'imagination-inversion : au lieu de visualiser le meilleur environnement ou service possible, on imagine le pire. Quel serait le pire espace d'exposition possible? L'imagination est dans tous les cas déclenchée à travers des activités ludiques, par exemple le collage et découpage pour faire des affiches, ou élaboration de sketchs. Ensuite, à partir de ce premier matériau, les participants sont invités par petits groupes à scénariser la solution. Dans le cas du projet de Cité des enfants, ils ont travaillé à partir de la pâte à modeler, de Lego, de capsules avec des odeurs, de quoi imaginer des expositions pour enfants du futur, selon les mots mêmes de Paul-Hubert Des Mesnards. Ce dernier identifie un acteur dont le rôle est primordial pour susciter la créativité: c'est celui de l'animateur. Il est indispensable selon lui d'adopter simultanément une posture directive sur la forme, c'est la rigueur, et une posture non-directive sur le fond, c'est la créativité. Et c'est l'animateur qui va permettre cette double posture, à la fois contraignante et libératrice. Il faut réconcilier créativité et rigueur pour, dit-il, permettre aux gens de libérer les trois personnages fétiches de la créativité que sont l'enfant, le poète et le fou, et proposer ainsi des solutions innovantes. Une séance de créativité s'articule, selon Paul-Hubert Des Mesnards, autour de trois parties : l'imprégnation, l'illumination, et la cristallisation. L'imprégnation telle qu'il la conçoit est le moment de calage du cahier des charges, on pourrait dire que c'est l'aboutissement de la phase immersion et la définition du besoin qui en découle. L'illumination, c'est le moment au cœur du processus, celui de la production des idées. Enfin, la cristallisation est le moment de sélection des idées qui donneront lieu à un projet concret. Une phase de créativité se termine toujours par une phase où l'on resserre les possibles, où l'on fait le choix de la ou des solutions qui donneront lieu à expérimentation. Troisième grande question : à quelles difficultés peut-on se heurter dans cette phase d'idéation? La première difficulté est de convaincre les élus et direction générale du bien-fondé de la démarche, ce qui peut être d'autant plus ardu que les résultats tangibles mettent du temps à se concrétiser. C'est ce que pointe Véronique Petitjean, qui indique aussi que le mot design est souvent mal perçu car il fait pompeux, ou jargonnant, voire importé des Etats-Unis. D'autres difficultés sont liées non directement à la phase d'idéation, mais à l'articulation entre celle-ci et la phase d'expérimentation. Ces difficultés sont soulignées par Marion Leroux. La première tient à la tendance naturelle de chacun à résister aux changements et à revenir à son fonctionnement habituel, malgré les changements imaginés. La seconde tient au fait que la phase d'idéation, ludique, permet aux équipes administratives d'apporter leur créativité et débouche sur un fort investissement de leur part. Donc s'il s'écoule trop de temps entre l'idéation et la mise en oeuvre des idées, il y a un risque réel de délitement de la démarche. Je vous propose de revenir en conclusion sur l'intervention de Xavier Pavie et sur le processus qu'il présente d'Innovation Process Management ou IPM, qui permet de poser la créativité ou invention comme la première étape de l'innovation. L'IPM permet d'évaluer si oui ou non la solution imaginée est innovante, c'est-à-dire applicable. En effet, Xavier Pavie fait bien la distinction entre invention et innovation, et il rappelle la définition de Schumpeter: l'innovation, c'est l'application industrielle des inventions. La différence entre innovation et invention est que l'innovation est applicable à une échelle suffisamment grande pour qu'un impact soit mesurable. L'IPM est un processus en cinq étapes qui permet le passage d'une idée, aussi floue soit-elle, à un produit ou service tangible. En cela, ce processus est à cheval entre nos étapes d'idéation et d'expérimentation. Elle est importante à la fin de l'idéation car elle permet de garder un pied sur terre, au moment même où l'imagination des co-concepteurs repousse les limites du possible. Le cycle IPM se décompose de la manière suivante : première étape, l'idée. J'ai l'idée d'un nouveau service. Arrêtons-nous un instant sur cette première étape dont Xavier Pavie explique qu'elle peut être alimentée par trois types d'approches, des approches dites customer driven. Ce sont des approches couramment utilisées en marketing dans lesquelles on écoute le client. Des approches, deuxième catégorie, dites customer centered. C'est typiquement le cas des approches de design thinking qui, considérant que le client ne sait pas forcément ce qu'il veut, ou ne sait pas l'expliciter de façon formalisée et précise, passe par l'observation dans le cadre de la phase d'immersion. Enfin, la troisième source c'est la R&D. Par exemple, dans les approches de design, on pourra, si le sujet s'y prête, se nourrir d'éléments de veille technologique ou juridique, ou de toute autre nature. Ainsi, rappelez-vous le cas du projet de Loire Atlantique sur les cédilles. Deuxième étape du process, la faisabilité : est-ce que l'idée est faisable? La troisième étape c'est la capabilité : est-ce que je suis capable de le faire? Est-ce que j'ai les ressources nécessaires? La quatrième étape c'est le lancement. Et enfin, la cinquième étape, ou le post-lancement, c'est est-ce que c'est un succès? Et c'est bien sûr ce vers quoi tendant l'ensemble des approches mises en œuvre pour innover puisque c'est ce succès qui permet de parler d'innovation. [MUSIQUE]