[MUSIQUE] En 1952, Erich Auerbach émigre aux États-Unis. Il devient professeur de philologie romane à Yale sur la côté est. C'est la fin d'un périple douloureux qui l'a vu fuir le nazisme en 1936 et s'installer pour onze ans à Istanbul, où il ne se sentira jamais vraiment bien. La simplicité des mythes nazis l'écœure, et la modernisation de la Turquie menée par Atatürk lui parait forcée. En Allemagne, on purifie la culture. En Turquie, dans les domaines du droit, de l'éducation et du savoir, on en importe des pans entiers depuis l'Europe. Ce qu'Auerbach voit émerger dès les années 30, comme il le confiera à Walter Benjamin, c'est un espéranto de la culture, des références vides mais largement partagées. Au milieu du XXe siècle, depuis les États-Unis, la situation lui apparaît sous un angle différent. L'Union Soviétique se dresse certes comme un bloc monolithique de l'autre côté du rideau de fer. L'engouement pro-Américain, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n'améliore pas non plus la diversité culturelle du continent. Mais Auerbach a enfin des étudiants à qui il peut confier la tâche de combattre l'uniformisation des cultures avec les armes du savoir philologique. Dans un texte étrange dont le titre donne le programme, "Philologie der Weltliteratur", Auerbach va détailler la nature et les techniques de cette lutte culturelle à venir. Le combat consiste à rappeler que ces cultures, qui se mêlent toujours plus jusqu'à se confondre, ont des histoires différentes. Leur passé est plus divers que leur présent. Rappeler ces histoires contrastées, c'est préparer un futur plus riche d'options culturelles et de formes de vie. La technique principale de ce combat tient tout entière dans l'historicisme. Il faut historiciser le présent, indiquer les forces du passé qui l'ont conduit à devenir ce qu'il est actuellement. En cela, Auerbach se revendique de l'époque de Goethe, qu'il associe à l'âge d'or de l'historicisme. L'arme, enfin, est celle qu'il avait développée dans son célèbre ouvrage, "Mimésis", mais qu'il explicite pour la première fois dans cet article de 1952, "L'Ansatzpunkt". Difficile de traduire ce texte en français. On pourrait parler de point d'entrée dans quelque chose ou de point de départ d'un parcours. Moins de dix ans plus tôt, dans "Mimésis", Auerbach avait proposé une histoire de la littérature occidentale à partir de "l'Ansatzpunkt" de la représentation de la réalité. Il avait le pressentiment de la dilution de l'Occident dans une entité plus vaste, et son livre était comme une élégie de cette civilisation. Cette entité plus vaste, en 1952, c'est le monde entier. Et ce qu'il faut à Auerbach et aux philologues mondiaux qui l'ont formé, c'est un "Ansatzpunkt" susceptible d'embrasser la littérature mondiale. Mais la littérature mondiale n'est pas sans dangers. Elle subit également l'appauvrissement culturel ambiant, au point d'ailleurs qu'elle pourrait selon Auerbach finir par ne s'écrire que dans une seule langue sur tous les continents. À ses yeux, c'est même le paradoxe de la littérature mondiale. Goethe appelait à l'avènement de la Weltliteratur, et elle semble se réaliser à la faveur d'un événement préoccupant. La littérature deviendrait alors mondiale, universelle, mais seulement parce qu'elle se trouverait rédigée dans une seule langue. Cette harmonisation à l'extrême ne correspondait cependant pas à l'idée que se faisait Goethe de la Weltliteratur, puisqu'il avait plutôt condamné le processus naissant d'uniformisation culturelle induit par le marché mondial. Il faut donc former les philologues mondiaux à ne pas tomber dans ce piège. Mais comment s'y prendre au juste ? Les orienter trop vite vers des domaines de spécialisation très pointus serait une erreur. Ils seraient en mesure d'écrire l'histoire complexe de la littérature en persan par exemple, mais sans donner d'aperçu sur la place de cette littérature dans l'histoire de la littérature mondiale. Prodiguer aux étudiants un savoir encyclopédique sur les littératures du monde entier serait également inutile. Ils ne parviendraient pas à relier ces cultures littéraires rangées dans leurs esprits sous des étiquettes séparées. La formation à la philologie de la littérature mondiale pour Auerbach implique de rendre chaque philologue responsable de la synthèse de savoirs pluriels. Cette responsabilité lui incombe en tant qu'individu. La littérature mondiale, en somme, ne peut être agrippée, dit Auerbach, que par des individus singuliers. Et une telle synthèse s'appuie sur la notion d'Ansatzpunkt. Le philologue n'accumule pas des faits, il fait rayonner la connaissance d'une configuration culturelle à partir d'un nombre très restreint d'éléments minutieusement choisis. L'intuition y est pour beaucoup, et la question se pose de savoir comment acquérir ce flair philologique pour la littérature mondiale. Auerbach ne le dit pas, mais on peut imaginer ce qu'il nous aurait dit : "Apprenez en suivant l'exemple de vos maîtres". Ainsi, de l'Italie de Dante, des liens entre poésie et religion, de l'analyse du "dolce stil novo", Auerbach en avait donné une idée en étudiant la notion de figure au XIIIe et XIVe siècles, figure rhétorique bien sûr, mais aussi figure théologique, cherchant dans le Nouveau Testament la réalisation des événements annoncés dans l'Ancien Testament. Il en va de même de "Mimésis". "L'Ansatzpunkt", très spécifique des techniques de représentation de la réalité, avait permis à Auerbach de proposer une synthèse de plus de deux mille ans de littérature occidentale. Et dans le cadre de la littérature mondiale, Auerbach ne donne aucune solution. Il mourra en 1957 sans avoir donné plus d'indications. C'est donc à nous de nous demander comment, à partir d'un très petit nombre d'éléments bien choisis, nous pourrions prendre la mesure vertigineuse des échanges littéraires mondiaux. Nous deviendrons alors des philologues mondiaux. Et si la réponse était dans la question elle-même ? Il n'est pas impossible en effet que la notion même de littérature mondiale, dans les réflexions d'Auerbach, aient fait office d'Ansatzpunkt. En s'interrogeant sur la validité de la notion goethéenne de Weltliteratur, non pas au XIXe mais au XXe siècle, il s'est donné les moyens de penser la configuration inédite de l'après-Seconde Guerre mondiale, c'est-à -dire la sortie de l'âge d'or de l'historicisme, l'uniformisation culturelle et la nouvelle mission assignée à la philologie dans un monde devenu global. [MUSIQUE]