[MUSIQUE] À la fin du XXe siècle, la notion de littérature mondiale est de plus en plus répandue. Pourtant, comme on a pu l'apercevoir, sa définition varie souvent du tout au tout d'un usage à l'autre, et le concept soulève un grand nombre de questions. Parce que, finalement, qu'est-ce qui est de la littérature mondiale ? Ou plutôt, qu'est-ce qui n'en est pas ? Quels contextes doivent être fournis pour lire et pour comprendre les textes ? Quels sont les problèmes posés par la lecture de textes traduits ? Ce sont certaines des questions que s'est posées le critique américain David Damrosch. Damrosch est un des grands experts actuels de la littérature mondiale. Il enseigne la littérature comparée à l'Université de Harvard et il a d'ailleurs lui-même lancé dernièrement un MOOC sur la littérature mondiale. C'est pour tenter de répondre à ces questions et de donner une définition de la littérature mondiale qu'il écrit en 2001 le livre "What is World Literature?" Qu'est-ce que la littérature mondiale ? Dans ce livre, Damrosch commence par poser une définition de base de la littérature mondiale. Il s'agirait de l'ensemble des œuvres qui circulent au-delà de leur culture d'origine et qui sont activement présentes dans un autre système littéraire. Ensuite, à travers l'étude de différents cas, il examine ce qui est gagné et perdu dans la traduction et la transposition d'une œuvre, pour en arriver à une triple définition de la littérature mondiale. Cette définition, on va le voir, va nous permettre de lier plusieurs des aspects que nous avons explorés jusqu'ici. Première définition : une réfraction elliptique d'une littérature nationale. À partir du début du XXe siècle, l'essor de la mondialisation permet une circulation globale des textes et ouvre la porte à la découverte d'une littérature non occidentale. Ainsi, le monde entier a soudainement accès à des textes qui sont des témoignages de cultures extrêmement éloignées dans le temps ou dans l'espace. Pourtant, Damrosch commence par constater que les canons littéraires, c'est-à -dire les ensembles de ce qui est considéré comme les grands textes mondiaux, restent très majoritairement occidentaux. Ce n'est qu'à partir des années 1990, par exemple, que les grandes anthologies de littérature mondiale, dont la Norton Anthology, dont nous aurons l'occasion de reparler, commencent à accorder une place substantielle aux textes non occidentaux. De plus, ces textes sont toujours présentés selon l'une ou l'autre de deux perspectives opposées, soit une perspective d'assimilation, c'est-à -dire qu'on les présente comme étant totalement semblables à nous, donc nous l'Occident, et qu'on néglige tout ce qui fait leur spécificité, soit une perspective de discontinuité, c'est-à -dire qu'on les considère comme étant tellement différents de nous qu'on ne peut rien en tirer. Damrosch rejette ces deux perspectives, l'assimilation totale ou le rejet total, mais il reconnaît qu'il est de fait impossible de séparer une œuvre de son contexte de production national, ethnique ou culturel. De plus, lorsque l'œuvre circule dans l'espace mondial, elle ne fait pas que sortir de son espace national d'origine, elle entre dans un nouvel espace national. L'œuvre se dote alors d'un double contexte, son contexte de production et son contexte de réception, et elle devient une sorte d'espace de négociation entre deux cultures. Ainsi, Damrosch propose une première définition de la littérature mondiale qu'il représente par la figure de l'ellipse, une figure géométrique qui se construit à partir de deux points de focalisation. Une œuvre de littérature mondiale serait donc constituée par le champ de forces généré par les deux points de focalisation que sont, d'une part, la littérature nationale d'origine, et d'autre part, la littérature nationale de réception. Deuxième définition : une œuvre qui gagne quelque chose à la traduction. Puisqu'il est question de la circulation des œuvres au-delà de leur culture d'origine, la traduction devient un enjeu clé pour la littérature mondiale, alors qu'elle est encore trop souvent mal considérée dans les études littéraires. S'il est vrai que certaines œuvres sont difficilement traduisibles sans perte substantielle, d'autres peuvent l'être avec succès. La traduction absolue étant une utopie, la question se pose alors de la limite de ce qu'elle peut ou doit tenter de restituer. D'abord, le texte doit être rendu accessible à un public qui n'a qu'une connaissance limitée de la culture d'origine, mais donner trop d'informations peu interférer avec l'expérience poétique du texte. Par ailleurs, il s'agit de ne pas non plus trahir l'esprit du texte en l'adaptant trop à son nouveau contexte. En effet, de nos jours, la tendance est contre la traduction assimilative qui, à nos yeux, annule l'importance de traduire une œuvre puisqu'elle la transforme en textes semblables aux nôtres. On privilégie plutôt les traductions qu'on appelle "foreignizing", un terme anglais qu'on pourrait traduire par "étrangisantes", qui mettent en valeur les différences. On essaiera donc par exemple de faire ressortir les différents styles de langages employés, mais on conservera aussi les références propres à la culture dont est issue l'œuvre, même si celles-ci peuvent être mal connues d'un public international. Il s'agit cependant de faire attention de ne pas trop accentuer ces différences, afin de ne pas rendre l'œuvre inaccessible. Damrosch préconise l'usage de notes de bas de page pour apporter des informations complémentaires sur le contexte culturel. Comme une seule traduction ne peut restituer tous les aspects d'un texte à la fois, et que le traducteur doit souvent choisir ce qu'il souhaite mettre en avant, Damrosch suggère également la publication de plusieurs versions de la traduction d'un même texte pour en restituer différents aspects. Comme exemple de ce que la traduction peut apporter à une œuvre, Damrosch cite le "Dictionnaire Khazar", une œuvre du Serbe Milorad Pavic. L'œuvre, qualifiée par son auteur de « roman lexique », retrace l'histoire des Khazars, un peuple turc d'Asie centrale. Mais bien qu'il s'agisse bien d'un roman, une histoire sous forme de fiction, elle a la particularité de se présenter sous forme d'encyclopédie, c'est-à -dire d'une liste d'entrées classées dans l'ordre alphabétique. Ainsi, à chacune de ses traductions, le texte est entièrement reconstruit, puisque pour respecter le classement alphabétique des entrées, leur ordre doit être modifié d'une langue à l'autre. L'œuvre atteint ainsi une toute autre dimension à travers ses multiples traductions. L'exemple, bien sûr, est extrême, mais il montre bien comment une œuvre peut être remaniée en profondeur à travers ses différentes traductions. L'œuvre traduite échappe en partie à son auteur, et on y perd peut-être à un niveau superficiel, stylistiquement par exemple, mais elle peut trouver une véritable nouvelle vie dans la traduction. Ainsi, contrairement à la tradition de la critique littéraire qui dit qu'une œuvre perd toujours quelque chose à être traduite, Damrosch défend que certaines œuvres peuvent y gagner. Il propose l'idée qu'une œuvre reste nationale si elle y perd à la traduction, alors qu'elle devient véritablement mondiale lorsqu'elle acquiert une plus-value en étant traduite. Il parvient ainsi à une deuxième définition de la littérature mondiale : il s'agit d'une écriture qui gagne quelque chose à la traduction. Troisième définition : un mode de lecture. Finalement, Damrosch rejette l'idée que la littérature mondiale serait un ensemble canonique de textes. Il serait infini et donc impossible à définir et impossible à maîtriser. À la place, il propose de considérer la littérature mondiale comme un mode de lecture applicable à des œuvres individuelles ou à un ensemble d'œuvres. Il appelle à lire les œuvres, non pas dans une relation d'engagement direct, qui serait une immersion totale dans la culture d'immersion de l'œuvre, mais avec une forme d'engagement détachée. Le lecteur doit être informé du contexte historique et culturel de l'œuvre et du sens et de la place de celle-ci au sein de ce contexte, mais sans s'y confiner. Il doit également l'adapter à son propre contexte et projeter sur le texte ses propres valeurs et ses propres besoins. Damrosch parvient ainsi à sa troisième définition de la littérature mondiale : un mode de lecture qui est celui d'un engagement détaché avec des mondes au-delà de notre propre temps et au-delà de notre propre lieu. Ces trois définitions de la littérature mondiale de Damrosch jouent donc sur trois niveaux : au niveau du monde, puisque l'œuvre devient un espace de négociation et d'échange entre deux cultures, la culture d'origine et la culture de réception; au niveau du texte, puisqu'il s'agit d'une œuvre qui acquiert une dimension supplémentaire à la traduction; et enfin au niveau du lecteur, puisqu'il s'agit d'un mode de lecture qui nous permet de nous plonger dans une œuvre et une culture différentes de la nôtre, sans pour autant perdre de vue notre propre identité culturelle. [MUSIQUE]