[MUSIQUE] En 1917, la Révolution d'octobre a abattu le régime tsariste et a permis d'instaurer la première république communiste de l'histoire, la République socialiste fédérale, appelée par la suite l'Union des républiques socialistes soviétiques. À la tête de la puissance bolchévique, se trouve Staline, Lénine et Trotski, tous convaincus que le prolétariat doit remplacer la bourgeoisie, et que c'est maintenant à lui de renverser le cours de l'histoire. Maxime Gorki, socialiste convaincu et écrivain engagé, œuvre à l'ouverture des frontières de la littérature et souhaite que le panthéon des grandes œuvres soit accessible à tous. Il défend le patrimoine culturel russe contre la bourgeoisie et l'individualisme, et tente dans une conviction progressiste de créer les "Éditions de la littérature mondiale" en 1918. L'idée est de rendre accessible au peuple la littérature de toutes les nations grâce à de nombreuses traductions des chefs-d'œuvre de l'humanité. Il est question de montrer une unité morale de la littérature mondiale, de dévoiler un travail collectif de tous les hommes. Mais cette immense et lente ouverture initiale se transforme à mesure qu'évolue l'histoire de l'Union soviétique. Les grands procès de 1932-1938 ainsi qu'une censure idéologique plus forte et le classement des auteurs en fonction de leur proximité du pouvoir opèrent un glissement progressif vers une littérature de propagande au service de la politique internationale du Parti et de Staline. Le projet éditorial initial de Gorki s'éteint donc au bout de quelques années, du fait de difficultés politiques, de l'exil, voire de l'exécution des collaborateurs. Toutefois, cet élan mondial ne disparaît pas complètement. Il tombe simplement entre les mains du Parti communiste et change de nature. En 1932, toutes les organisations artistiques et littéraires vont être dissoutes, puis regroupées en une seule. Il faut désormais réunir l'ensemble des écrivains sous une seule et même enseigne au travers de la très officielle "Union des écrivains socialistes". En 1934, pendant le premier congrès des écrivains socialistes dirigé par Staline, Karl Radek, révolutionnaire bolchévique, reprend le terme de littérature mondiale dans un tout autre but que celui de Gorki. Dans son discours, il diabolise la littérature mondiale antérieure et la juge bourgeoise, capitaliste, fasciste ou alors impérialiste. Il se déclare convaincu que cette littérature est incapable de survivre désormais, et incapable de convaincre les masses car elle est trop loin de la réalité prolétarienne. La littérature mondiale selon lui a jusque-là négligé le peuple et favorisé les intérêts de la bourgeoisie. Elle doit maintenant décrire les différentes facettes de la vie sociale et valoriser un certain idéal communiste de l'humanité. La seule littérature et le seul système viable sont ceux du prolétariat. La littérature mondiale doit, pour Radek, être au service du prolétariat et de la révolution pour sauver l'humanité. Ce congrès de 1934 vise donc à instaurer les fondations de ce que sera la littérature officielle du régime. Il fixe le cadre contrôlé de la seule représentation artistique possible, le réalisme-socialiste. Il s'agit dorénavant de représenter la vie communiste sous une apparence réelle et positive à travers les mouvements de lutte quotidiens pour la liberté et les droits du travailleur. L'époque est tendue. Un an auparavant, les Nazis ont procédé à des autodafés, des livres ont été brûlés sur la place publique parce qu'ils ne correspondaient pas à l'idéologie du nazisme. Dans toute l'Europe, l'heure est à la propagande et à la censure. Si l'on en croit Radek, c'est à la société d'éduquer l'écrivain pour qu'il se conforme aux idées communistes. La liberté individuelle devient secondaire, puisque le Parti vise précisément à instituer cette liberté au plan de l'humanité entière par l'union de tous les hommes. Ainsi et fatalement, celles et ceux qui n'adhèrent pas corps et âme à tous les éléments de la doctrine communiste s'exposent à être exclus au nom même de la révolution, car ils entravent le travail d'émancipation collective mené par le Parti. Pour Gorki, la littérature mondiale devait accueillir dans la langue russe les chefs-d'œuvre de l'humanité. Pour Radek, la littérature mondiale est la forme que donne le réalisme-socialiste aux idéaux du régime stalinien. La littérature mondiale est alors une arme idéologique au service de la révolution mondiale. On la dote à Moscou d'un "Institut de littérature mondiale", qui s'assurera qu'elle remplit les programmes idéologiques que le Parti lui a confiés. En 1967, un timide retour à Gorki s'effectue. On traduit 200 ouvrages de littérature étrangère dans l'esprit du premier projet de littérature mondiale. Mais dix ans plus tard, les traductions s'essoufflent. Avec la chute de l'URSS, en 1991, la littérature socialiste soviétique disparaît presque du jour au lendemain. La littérature mondiale, en Russie comme ailleurs, sera dès lors entièrement à réinventer. [MUSIQUE]