[MUSIQUE] Au cours de ce MOOC, nous avons rencontré plusieurs théories de la littérature mondiale. Mais dans la pratique, la littérature mondiale consiste souvent en une simple juxtaposition de textes. Aux États-Unis, cette juxtaposition prend presque toujours la forme d'une anthologie, c'est-à -dire d'une collection de textes complets ou fragmentaires de diverses origines et époques. Les problèmes de sélection et d'organisation d'une anthologie et les implications idéologiques d'un tel geste de compilation passent parfois inaperçus. Pourtant, les anthologies jouent aux États-Unis un rôle pédagogique majeur. Alors, quand des spécialistes de littérature mondiale se mettent à dénoncer l'insuffisance des progrès pédagogiques en littérature comparée, leur première cible, ce sont bien sûr les anthologies. Au départ, on a vu l'anthologie comme la conversation entre nations tant désirée par Goethe. Mais le problème avec l'approche des anthologies, c'est qu'elle part du principe qu'un auteur peut représenter une culture toute entière. Cette approche porte la marque d'une idéologie romantique selon laquelle, pour reprendre l'image de Damrosch, comme dans une sorte de "compétition littéraire Miss Univers", une nation entière peut être représentée par un auteur unique. Et tandis que ces miss défilent, le canon littéraire de la métropole est institutionnalisé par sa reproduction d'année en année dans les anthologies. En effet, si les premières anthologies sont apparues il y a plus d'un siècle et ont évolué depuis, on peut repérer une continuité dans leur développement. Ainsi, bien que l'on ait reproché aux premières anthologies l'importance qu'elles accordaient au concept de chef-d'œuvre, mot connoté négativement en raison de son écho colonial, on retrouve encore le terme en 1956. 1956 est la date de parution de la première édition de la Norton Anthology qui s'intitulait plus exactement "Norton Anthology of World Masterpieces", c'est-à -dire "Anthologies Norton des chefs-d'œuvre du monde". Suite à son succès fulgurant, la Norton Anthology a depuis lors servi de référence à toutes les autres. Peut-on alors vraiment reprocher à la Norton son emploi du mot chef-d'œuvre? Pour répondre à cette question, il faut tenter de dégager l'idéologie de cette collection. Sarah Lawall, professeure de littérature comparée et collaboratrice impliquée dans la compilation de plusieurs éditions de la Norton, peut nous y aider. Pour elle, l'anthologie est un genre littéraire en soi, adapté aux études nord-américaines en littérature mondiale. L'anthologie, en tant que médiatrice d'un héritage littéraire commun, joue un rôle crucial dans l'éducation des masses. Et pour servir au mieux ses objectifs, l'équipe éditoriale de la Norton, unique en son genre, inclut des experts de domaines littéraires variés et avec une expérience solide de l'enseignement. Qu'en est-il alors de la création des anthologies? La création d'une anthologie présente de nombreux obstacles, parmi lesquels la traduction n'est pas le moindre. Et dans le cas de la Norton, l'usage qui en est fait permet rarement de proposer le texte original. Mais le problème le plus délicat pour l'éditeur est autre, il réside dans l'art d'offrir de la diversité et un réseau cohérent de perspectives, sans pour autant tomber dans les oppositions binaires entre l'Occident et le reste du monde, entre l'ici et l'ailleurs. Dans ce but, la Norton privilégie les annotations factuelles neutres afin de transférer le contrôle interprétatif à l'enseignant et à ses étudiants. Lawall tient ceci à cœur car pour elle, les étudiants devraient être amenés à réaliser que leur propre perspective est conditionnée historiquement. Mais le problème selon Lawall dans la création et la continuation de ces anthologies, est que les enseignants comme le grand public tentent de vouloir préserver le canon traditionnel. L'idéologie derrière les anthologies nord-américaines possède de nombreux détracteurs. Nous pouvons par exemple citer Waïl Hassan, qui pense que les anthologies, y compris la Norton, proposent une forme de littérature mondiale qui reproduit une logique capitaliste et impérialiste, cela sous couvert d'être multiculturaliste. Hassan explique que, selon lui, la définition de littérature mondiale si l'on se fie à la gestion de la Norton devient synonyme de littérature occidentale. En témoigne d'ailleurs le sous-titre longtemps utilisé de "littérature de la culture occidentale". Ensuite, Hassan critique l'emploi des périodisations standard occidentales pour des textes non occidentaux. Ainsi, ce que Lawall estime un progrès demeure pour lui une catégorisation condamnable. Certes, on intègre des textes non occidentaux, mais on les classifie selon les codes de littérature occidentale. De plus, Hassan note que la Norton sélectionne de manière totalement arbitraire les auteurs non occidentaux dont elle cite les œuvres. Et qu'en outre, elle inclut certains de ces auteurs dans des volumes dédiés à la littérature occidentale, comme pour occidentaliser ces auteurs. Il voit dans ces choix une stratégie de marché qui s'adapterait aux demandes du lecteur touriste consommateur avide de produits exotiques. La célébration de la diversité par des anthologies ne serait alors plus rien qu'une forme camouflée de commercialisation des particularités culturelles. Une autre terminologie de la Norton dérange Hassan, celle d'"Expanded Edition", pour parler de tomes qui traitent de littérature non occidentale, qui implique une notion d'expansion et donc de colonisation de littératures non occidentales. La Norton selon lui édulcore les réalités désagréables de l'histoire coloniale en créant un panthéon de chefs-d'œuvre intemporels, apolitiques et idéalisés, en constante expansion et en passant sous silence la domination culturelle infligée aux colonies. Ce qu'Hassan souhaiterait plutôt voir, ce serait un changement structurel concret dans la Norton, qui reflèterait une nouvelle vision de la réalité globale. Sa proposition est simple. La Norton devrait nommer son anthologie en accord avec ce qu'elle est, c'est-à -dire une compilation de littératures occidentales. Et s'il n'a jusqu'ici pas eu la même opinion que Lawall quant aux résultats auxquels la Norton a abouti, la voie qu'il recommande présente des similitudes. Il suggère de compléter les anthologies par d'autres œuvres choisies par l'enseignant et surtout d'inviter les étudiants à discuter de l'histoire de l'anthologie, ses affiliations avec des discours impérialistes et les implications culturelles et politiques de la reproduction de tels discours. Les deux auteurs sont d'accord sur un point. La littérature mondiale étant impossible à lire dans son intégralité, Hassan et Lawall proposent alors d'inclure dans la définition de son canon pédagogique une réflexion sur les critères mêmes de la sélection des textes. On ne peut donc selon eux connaître la littérature mondiale qu'en s'y engageant depuis sa propre culture. [MUSIQUE]