[MUSIQUE] [MUSIQUE] Lorsqu'on me demande ce que j'étudie et que je réponds "la littérature comparée", je me trouve souvent face à deux réactions différentes, la première étant généralement un "wow, super" admiratif, qui me confirme surtout que la personne n'a pas la moindre idée de ce dont je lui parle et que, par conséquent, elle pense qu'il s'agit de quelque chose d'extrêmement compliqué ; la deuxième réaction, plus directe et plus sincère, ressemble bien souvent à un : "qu'est-ce que c'est ?" J'ai souvent envie de répondre : "bonne question !" La complexité de la réponse est confirmée par l'absence de définition satisfaisante, ou l'absence de définition tout court, dans les dictionnaires et les encyclopédies. Durant les prochaines minutes, nous allons donc essayer de répondre à la question en remettant le terme de littérature comparée dans son contexte historique et en proposant une définition. Nous dresserons au passage le portrait de trois figures importantes dans l'émergence de la littérature comparée ; Claude Fauriel en France, Hutcheson Posnett en Angleterre et Moriz Carrière en Allemagne. La notion de littérature comparée apparaît dans les années 1830 en France. Il s'agit d'une application dans le domaine de la littérature de l'approche dite comparatiste. Le comparatisme a originellement été développé dans les sciences naturelles, comme la biologie ou l'anatomie, mais on l'applique aussi, par exemple, en linguistique ou dans l'étude des religions. Il s'agit d'une approche scientifique qui étudie les objets non pas en eux-mêmes, mais dans leurs rapports les uns aux autres afin de cerner leurs ressemblances et leurs spécificités. Cette toute première application dans le domaine de la littérature a eu lieu en 1828 à l'Université de la Sorbonne, à Paris, lorsque le professeur Abel Villemain donne un cours visant à montrer l'influence des littératures anglaise et italienne sur la littérature française. Dans la foulée, l'Université de la Sorbonne crée en 1830 la première chaire de littérature étrangère. Elle est créée tout spécialement pour l'historien Claude Fauriel, un homme fin et érudit doté d'une passion pour les langues. En effet, alors qu'il ne possède même pas de diplôme universitaire, il maîtrise pas moins d'une vingtaine de langues ; le français, l'anglais, l'italien, l'allemand, le grec, l'arabe, le sanskrit, le roumain, le persan, l'arménien, l'hébreu, le chinois, le basque, le breton, le gaélique et d'autres dialectes. Ses extraordinaires compétences linguistiques lui permettent d'étudier la littérature de dizaines de cultures étrangères. Ainsi, il donnera un cours qui compare la poésie grecque et la poésie serbe, ou encore des cours sur la poésie espagnole, italienne, provençale, etc. Il s'agit-là , en quelque sorte, de la fondation de l'enseignement de la littérature comparée, même s'il faut attendre 1838 pour que l'expression fasse officiellement son apparition. Fauriel est un personnage aujourd'hui un peu oublié et l'Histoire n'a finalement pas retenu grand chose de ses théories. Il semble cependant indéniable que par son enthousiasme et son érudition il ait non seulement largement contribué à l'essor de la littérature comparée et à l'étude des influences entre les littératures de cultures différentes, mais aussi, pour reprendre les mots de l'historien Alfred Jeanroy, qu'il ait élargi le goût du public en lui révélant les formes les plus diverses de la beauté littéraire et en le rendant sensible au charme naïf des poésies populaires, à la grandeur fruste des épopées primitives ou barbares. À la même époque que Fauriel, d'autres historiens français, mais aussi italiens, allemands et anglais, adoptent la démarche comparatiste. Ils défendent l'importance d'étudier la littérature, non pas seulement pour elle-même, mais en la mettant en rapport avec des littératures d'autres cultures ainsi qu'en l'inscrivant dans un contexte historique, politique et philosophique. À partir des années 1840, la littérature comparée s'instaure en France comme discipline universitaire et de nombreux ouvrages traitant du sujet voient le jour. Le terme de littérature comparée commence alors à se répandre. En 1886, Hutcheson Posnett, professeur de littérature anglaise à l'Université d'Auckland, en Nouvelle-Zélande, en fait la première utilisation anglaise dans un livre intitulé précisément "Comparative Literature". Dans ce livre, il tente de montrer que les littératures du monde entier se développent selon un même schéma et traversent les mêmes grandes phases. Pour lui, l'évolution de la littérature va de pair avec l'évolution sociale de la civilisation et surtout avec l'émergence progressive de l'individualité au sein de cette civilisation. Son emploi du terme littérature comparée désigne donc ici une étude sociologique, évolutionniste, et, pourrait-on dire, presque génétique de la littérature à l'échelle mondiale. En effet, même si Posnett utilise principalement des exemples tirés des littératures grecque et romaine et que sa vision reste très eurocentrique, il est un des rares critiques de son époque à aller chercher des exemples au sein des littératures arabe, indienne, chinoise ou encore mexicaine. Même si, comme pour Fauriel, les théories de Posnett n'ont pas survécu à l'évolution de la critique littéraire et que sa littérature comparée n'a plus grand chose à voir avec la discipline actuelle qui porte ce nom, il aura eu le mérite d'être l'un des premiers à tenter une approche générale, véritablement mondiale, de la littérature. En Allemagne, c'est le critique Moriz Carrière, qui donne plusieurs cours et conférences à Munich sur l'évolution de la poésie, qui introduit le terme "Vergleichende Literatur". Il fait publier en 1884 un ouvrage intitulé "Die Poesie, ihr Wesen und ihre Formen mit Grundzügen der vergleichenden Literaturgeschichte", qui traite du même sujet. Le lien avec la littérature comparée y semble parfois un peu flou au début, mais il cherchait en réalité à intégrer la littérature comparée dans l'histoire générale de la civilisation. Il s'agit d'une véritable mise en pratique de la littérature comparée, qui touche des thèmes très variés comme le mythe, les outils de représentation de la poésie, ou plus simplement la poésie épique et la poésie lyrique ; il consacre aussi les dernières pages de son livre à la dramaturgie. Sans s'obliger à aller chercher des références dans chaque civilisation, il garde tout de même cette vision globale du monde et met en avant comment une culture, un courant de pensée, ou tout simplement une œuvre pouvaient se répandre et influencer la littérature du monde entier. Au début du XXe siècle, de plus en plus d'universités proposent une filière de littérature comparée ; mais c'est surtout ces quarante dernières années qu'elle gagne en popularité grâce à différents facteurs. De plus en plus de gens maîtrisent plusieurs langues, mais surtout, le tourisme et les moyens de communication modernes favorisent l'échange des cultures. Il existe même maintenant des congrès internationaux de littérature comparée qui traitent des grands problèmes littéraires, comme les méthodes, les styles et les relations avec les autres moyens d'expression. Alors, finalement, quelle définition pourrait-on donner aujourd'hui de la littérature comparée? Vous l'aurez compris, à la base, il est question de comparaison ; on peut, par exemple, comparer le romantisme anglais au romantisme allemand, quelles sont leurs ressemblances, leurs différences. On peut bien évidemment comparer des formes littéraires beaucoup plus éloignées culturellement, géographiquement ou chronologiquement. L'accent mis par la littérature comparée sur les influences des littératures nationales est semblable à l'importance que Goethe accordait aux échanges littéraires, notamment lorsqu'il a forgé la notion de littérature mondiale. Aussi, la Weltliteratur était souvent invoquée comme l'horizon de la littérature comparée, c'est-à -dire un comparatisme sans frontières à l'échelle de la planète. Finalement, au-delà de l'exercice un peu scolaire de la comparaison, la littérature comparée offre surtout la possibilité de dépasser les frontières nationales et linguistiques dans lesquelles l'étude de la littérature est encore trop souvent confinée, afin d'apporter un éclairage nouveau aux œuvres, de mieux les comprendre et de mieux les apprécier. [MUSIQUE] [MUSIQUE]