[MUSIQUE] Cette séquence est dédiée à un penseur que nous avons déjà croisé au cours de notre parcours, Richard Moulton. À partir de son livre publié en 1911, "World Literature and Its Place in General Culture", nous nous étions penchés sur la réflexion qu'il consacre à la traduction. Cette réflexion, comme nous l'avons vu, est induite par une conception tout à fait particulière de la littérature mondiale comme autobiographie d'une civilisation et laisse apparaître ce qui va nous intéresser plus particulièrement maintenant, la finalité pédagogique de la littérature mondiale. En tant que professeur, Moulton s'est largement penché sur cette question. Après des études en Angleterre à l'Université de Londres et au Christ's College de Cambridge, il obtient un doctorat à l'Université de Pennsylvanie en 1891. À partir 1892 et jusqu'en 1919, il est professeur de littérature à l'Université de Chicago. Son expérience l'amène à critiquer le schéma traditionnel des études et à proposer de nouveaux modèles pédagogiques. Dans la conclusion de "World Literature and Its Place in General Culture", publié en 1911, il présente certaines de ses considérations et réfléchit plus particulièrement à la place de la littérature mondiale dans l'éducation. Ses réflexions partent du constat d'un certain retard des études littéraires face à l'évolution de l'éducation dans son ensemble. Moulton considère qu'il faut restaurer la position fondamentale de la littérature. La littérature mondiale offre selon lui cette possibilité, car elle propose un plan d'étude, une méthode et un savoir, qui combleraient les manques des études existantes. Il pousse ensuite son argumentation plus loin, en soulignant la nécessité de concevoir la littérature mondiale, non pas comme un domaine de spécialité, mais comme une partie intégrante de la culture générale. À travers la lecture des textes fondateurs retenus par Moulton, la littérature mondiale permet d'éveiller l'intérêt et le goût littéraires des étudiants, qui sont amenés à apprécier l'esthétique des textes et leur valeur culturelle. Ils peuvent alors développer un sens aigu de ce qu'est la littérature. D'autre part, elle présente des idées étrangères et variées, qui donnent à voir aux individus la grandeur mais surtout la richesse de leur héritage culturel. La deuxième critique qu'il émet concerne l'éducation libérale dans son ensemble. Par l'introduction toujours plus importante de nouveaux sujets, l'éducation moderne évolue dans le sens d'une spécialisation de plus en plus poussée des savoirs enseignés. Ce qui pose problème selon Moulton est que cette évolution ne s'est pas accompagnée d'une révision du projet pédagogique dans son ensemble, qui garantirait la coordination des différents sujets spécifiques. Il préconise alors un renforcement de la dimension générale des études. La littérature mondiale en tant que partie intégrante de la culture générale, a un rôle à jouer dans l'organisation des études des humanités, car elle peut constituer le lien entre différents sujets spécifiques. Sa troisième critique porte sur un changement au sein des universités, qui tendent à concentrer leurs efforts sur la recherche dans le sens d'un approfondissement toujours plus important des savoirs. Elles négligent selon Moulton une part de leur idéal, qui réside dans la diffusion du savoir et de la culture. Elles se constituent alors en cercle fermé. À cette tendance qui se manifeste à l'intérieur des universités, Moulton oppose un mouvement apparu en dehors des institutions académiques, dont l'idéal s'exprime sous le terme de "University Extensions". Né en Angleterre à la fin des années 1960, le "University Extensions Movement" tire son origine d'une initiative de l'Université de Cambridge, suivie par d'autres universités anglaises, qui proposaient des cours en dehors de leurs murs pour promouvoir une éducation supérieure dans toutes les couches de la population. Ce modèle s'est ensuite exporté aux États-Unis et a connu un développement rapide entre 1888 et 1892. Après une période de déclin, il a trouvé un nouveau souffle à partir des années 1910. Richard Moulton a découvert et pris part au "University Extensions Movement" lors de ses études à Cambridge. Il est devenu l'un de ses plus fervents défenseurs en Angleterre, puis aux États-Unis, où il a grandement participé à son développement. À partir de 1892, parallèlement à ses cours à l'Université de Chicago, il s'est beaucoup investi en tant que professeur des "University Extensions". Dans la conclusion de "World Literature and Its Place in General Culture", il présente les idées qui sous-tendent ce mouvement. Il reprend en grande partie un discours prononcé en novembre 1890 devant l'"American Society of University Teaching". Dans ce discours, Moulton définit l'expression "University Extensions" comme une éducation universitaire pour l'ensemble de la nation organisée selon un système itinérant. Selon lui, le "University Extensions Movement" répond à un changement de l'opinion publique à l'égard de l'éducation universitaire, définie comme une éducation ayant pour but la culture comme fin en soi. La culture, qui par le passé était considérée comme réservée à une élite dans les universités, tend à être reconnue comme un objet d'intérêt pour tous les citoyens, un intérêt universel au même titre que la religion ou la politique. Cette évolution implique alors une double extension, dans le temps et au niveau du public qu'elle touche. Dans le temps d'abord, puisque l'éducation n'est plus considérée comme restreinte à quelques années d'étude, mais qu'elle devient un intérêt qu'il est possible de poursuivre tout au long de sa vie. Et au niveau du public qu'elle touche ensuite, puisqu'elle doit être rendue accessible, comme le dit Moulton, à l'ensemble de la nation. Les "University Extensions" s'adressent donc à des individus qui n'ont aucun lien avec les universités, les travailleurs et les femmes particulièrement, mais également à des individus ayant terminé un cursus universitaire et souhaitant poursuivre leur éducation. Afin de répondre aux attentes d'une audience aussi variée, Moulton estime que les "University Extensions" doivent allier la rigueur de l'enseignement universitaire à un cursus organisé de manière flexible. Dans ce système, les universités sont appelées à coopérer avec les organisations locales, syndicats, œuvres de charité, entreprises, maisons de quartiers, en y envoyant des professeurs. Ils y apportent la rigueur et l'exigence propres à l'éducation universitaire. En résumé et plus concrètement, les "University Extensions" consistent donc en l'organisation de cours en dehors des institutions universitaires dans des lieux plus proches des centres de vie et en dehors des heures de travail pour des adultes, particulièrement des travailleurs désireux d'accroître leur culture personnelle à travers l'acquisition désintéressée d'un savoir académique. Les revendications du "University Extensions Movement" entrent en résonance avec les possibilités pédagogiques offertes par la littérature mondiale. Les étudiants des "University Extensions" ont en effet beaucoup à tirer des enseignements de la littérature mondiale, car en se familiarisant avec les œuvres qui ont façonné leur identité culturelle, ils gagnent une meilleure compréhension de la société moderne dans laquelle ils vivent. Moulton a ainsi offert des cours de littérature mondiale dans ses classes de "University Extensions" avant que la littérature mondiale ne soit intégrée comme sujet à part entière dans les cursus des universités américaines au cours des années 1920. En conclusion, Richard Moulton est une figure très intéressante, puisqu'il propose une réflexion globale sur la littérature mondiale. Il a, comme nous l'avons vu, intégré la dimension pédagogique de la littérature mondiale à une vision très progressiste de l'éducation. Il a également présenté des idées concrètes pour réformer le système éducatif dans son ensemble, afin de l'adapter aux besoins d'une société en mutation. Dans une certaine mesure, il est possible de mettre en lien les idées de Moulton et la réflexion de Goethe sur la Weltliteratur dans sa dimension pédagogique. L'idéal poursuivi par Moulton à travers ses cours de littérature mondiale ne serait-il pas en effet de donner à des citoyens de tous horizons un véritable accès à la Bildung? [MUSIQUE]