[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous sommes le 10 décembre 1913 et le prix Nobel de littérature vient d'être accordé à un auteur indien, Rabindranath Tagore. Tagore est né à Calcutta en 1861. Il est issu d'une famille indienne progressiste. Entre 1878 et 1880, il se rend en Angleterre pour des études de droit. De retour en Inde, il construit une œuvre entre langue bengali et langue anglaise. Il écrit des romans, de la poésie, des pièces de théâtre et des nouvelles, mais s'intéresse également à la musique et à la peinture. Le prix Nobel de 1913 récompense principalement un de ses recueils de poésie, "Gitanjali" ou "L'Offrande lyrique". Ce texte a été publié en 1910 en langue bengali et en 1913 en anglais. L'attribution du prix Nobel à Tagore est un acte fort et symbolique, étant donné que c'est la première fois qu'un auteur non-occidental, un auteur issu du continent asiatique, est récompensé. Il faudra attendre 1968 pour voir l'exploit se réitérer. Pourtant, vu de l'Occident, Tagore est un auteur périphérique d'un point de vue géographique, mais aussi linguistique et culturel. Géographique, puisque c'est un auteur indien, linguistique, étant donné qu'il écrit principalement en bengali, et culturel, puisqu'il est lié à l'hindouisme. Pourtant, avec le prix Nobel de 1913, Tagore va accéder à une stature mondiale. C'est ce que souligne Guillaume Bridet, qui est professeur à l'Université de Bourgogne. Pour lui, Tagore et son œuvre participent d'une histoire cosmopolite littéraire. En effet, l'œuvre de Tagore est une œuvre qui voyage au niveau mondial, puisqu'elle est produite en Inde, traduite ensuite en Angleterre, et va se diffuser en Europe, aux États-Unis et jusqu'au Japon, par exemple. Ensuite, l'œuvre de Tagore est une œuvre qui suscite des débats et des questionnements critiques et esthétiques ; c'est une œuvre qui ne laisse pas indifférent. Enfin, l'œuvre de Tagore, si elle s'appuie sur une tradition indienne, s'inspire aussi d'autres traditions littéraires, européenne, perse ou bien japonaise, par exemple, puisque Tagore écrit notamment du haïku. En 1913, on l'a dit, Tagore accède à une stature mondiale ; il est de plus en plus traduit et va être édité dans des revues et des maisons d'édition prestigieuses en Occident. Il devient donc vraiment un auteur de premier plan. Mais cela fait déjà longtemps que Tagore réfléchit au lien entre littérature et monde, car pour lui, la littérature ne doit pas être circonscrite aux frontières nationales, mais doit être quelque chose de mondial. Lorsque Tagore reçoit son prix Nobel au début du XXe siècle, l'Inde est encore sous dominance britannique, même si des mouvements nationalistes commencent à émerger pour demander son indépendance. En 1906, le Bengale se dote d'un organe, le Conseil national de l'éducation, qui est une alternative au système éducatif colonial. En 1907, Tagore va prononcer devant ce conseil un discours en bengali. Une conférence qui s'intitule "Visva Sahitya", ce qui signifie "littérature mondiale". Ce texte a été partiellement traduit par des comparatistes en anglais au cours du XXe siècle, mais il a fallu attendre 2015 pour avoir une traduction anglaise complète ; une traduction qui respecte la langue imagée que Tagore utilise. Dans "Visva Sahitya", Tagore, malgré le contexte, ne va pas du tout parler de littérature nationale indienne ; il a pour horizon la littérature mondiale. Il va développer sur le sujet ses conceptions philosophique, esthétique et humaniste. Pour autant, il ne va pas faire de son œuvre un exemple de littérature mondiale, mais il va rester en surplomb et il va parler de littérature mondiale en général et de ce que devrait être la littérature à son avis. En fait, "Visva Sahitya" est davantage un plaidoyer en faveur de l'universalité de la littérature et de l'universalité de l'humain qu'un texte critique. Pour autant, comme le soulignent les traducteurs en 2015, Tagore n'utilise pas tel quel le mot humain dans son texte : il va préférer le terme "manush", qui en bengali signifie homme. Cependant, il n'exclut pas les femmes de son raisonnement, étant donné que d'un point de vue métaphorique, manush peut se comprendre également comme humain. On pourrait donc dire que dans "Visva Sahitya", Tagore parle de l'universalité de la littérature et de son lien à l'humanité en général. En effet, pour Tagore, l'individu, pour se réaliser, doit avoir des liens avec les autres et avec le monde. Ces liens peuvent emprunter trois voies : l'intellect, le besoin et la joie. Deux de ces voies sont mauvaises et la dernière est bonne. L'intellect induit un rapport au monde et aux autres qui est modulé par l'esprit : l'esprit est en surplomb du monde et va essayer de lutter pour accéder à la vérité ; il n'y a pas de rapport direct, c'est donc une mauvaise voie. Le besoin, quant à lui, est conduit par l'intérêt personnel. C'est l'intérêt personnel qui va nous relier aux autres et au monde. Il n'y a pas de rapport désintéressé, c'est donc une mauvaise voie. Mais la bonne voie, pour Tagore, celle qui apporte le bonheur suprême, c'est la joie. À travers la joie, l'individu, l'humain, va être relié aux autres et au monde et va pouvoir ainsi devenir une grande âme, un "mahatma", et suivre la vraie voie de l'existence, le "samsara". Et pour Tagore, ce lien au monde et à l'individu passe par des réalisations pratiques ; c'est la créativité littéraire. Tagore place donc la créativité littéraire au sommet des autres valeurs en tant qu'écrivain, car c'est ce qui permet d'être relié au monde. Ainsi, la littérature est le lieu privilégié de cette rencontre avec le monde ; et pour Tagore, la littérature est à la fois une image de l'immensité de l'Homme, une saisie de la totalité du monde et un moyen pour l'humain d'accéder à l'éternité. Mais Tagore, dans son texte, souligne également les dangers qui peuvent menacer la littérature. À certaines époques, l'artifice peut l'emporter sur l'art, et la fierté personnelle peut supplanter la gloire desintéressée. Mais Tagore reste confiant, étant donné que c'est l'éternité qui passe au crible la littérature et qui va retenir l'essence, ce qu'il faut conserver. Un point central du développement de Tagore qui a été beaucoup commenté, c'est le caractère collectif de la littérature. Pour Tagore, la littérature est une entreprise collective qui est constituée d'une multitude d'entreprises individuelles, qui sont réunies dans un tout invisible et donc collectif ; et ce tout, c'est la "Visva Sahitya". On l'a dit, "Visva Sahitya" signifie "littérature mondiale" ou "littérature monde". Pourtant, Tagore, dans sa conférence, explique que le terme a souvent été traduit en anglais par "comparative literature", c'est-à -dire littérature comparée. Mais Tagore ne va pas du tout parler de littérature comparée. Il ne va pas comparer les différentes littératures nationales entre elles. Au contraire, il reste toujours en surplomb, au niveau universel, et il va expliquer ce que la littérature mondiale devrait être pour lui. Et la littérature mondiale, pour Tagore, c'est essentiellement un moyen pour l'individu d'exprimer sa joie face au monde, mais également un moyen de se connaître soi-même et de connaître les autres, et enfin une entreprise collective, continue et éternelle. On le voit, la position de Tagore n'est pas du tout la même que celle d'autres critiques, écrivains ou penseurs qu'on a croisés dans ce MOOC, étant donné qu'il a une position très universelle, très essentialisée de ce que doit être la littérature mondiale. Il ne va pas fixer un corpus, il ne va pas relier son œuvre à la littérature mondiale, il n'a pas de visée pédagogique au niveau de l'abstraction. C'est peut-être un des défauts de sa conférence, "Visva Sahitya", étant donné que c'est davantage un texte qui rêve la littérature mondiale, mais qui ne donne pas des clés pour une réelle pratique de ce que pourrait être la littérature mondiale. [MUSIQUE] [MUSIQUE]