[MUSIQUE] La dernière partie de cette leçon va être consacrée à un problème paradoxal très célèbre : le chat de Schrödinger. Les deux ingrédients essentiels de ce paradoxe sont le principe de superposition que nous avons rencontré dans les leçons antérieures et le principe de mesure en mécanique quantique que nous venons de traiter. Commençons par rappeler le principe de superposition. Si psi 1(x) et psi 2(x) sont des fonctions d'onde possibles pour décrire l'état d'une particule ponctuelle, alors toute combinaison linéaire l'est également. Par exemple psi(x) égal psi 1(x) plus psi 2(x) avec un quotient 1 sur racine de 2, pour assurer que la fonction d'onde est bien normée. Comme nous l'avons vu lors des premières leçons, ce principe est essentiel pour rendre compte des interférences dans une expérience de fentes d'Young menée avec des particules matérielles. Quand les deux fentes sont ouvertes, la fonction d'onde d'un électron s'écrit comme la somme de la fonction d'onde électron passé dans la fente de gauche, et de la fonction d'onde électron passé dans la fente de droite. L'interférence entre ces deux composantes de la fonction d'onde permet d'expliquer pourquoi on observe sur l'écran des franges sombres et des franges brillantes. Appliqué à des particules microscopiques comme des électrons, ce principe peut être étonnant au premier abord, mais il se justifie bien si l'on veut rendre compte des interférences observées avec des ondes de matière. En revanche, appliqué à de gros objets, des objets macroscopiques, ce principe conduit à des situations pour le moins étonnantes. C'est Schrödinger qui a le premier mis en évidence ce point en poussant le principe de superposition jusqu'à englober des êtres vivants. C'est ce que je vous propose de regarder maintenant. Je vais donc décrire l'expérience que Schrödinger a imaginée. Toutefois, avant de commencer, je voudrais insister sur le fait qu'il n'y a strictement aucun intérêt à réaliser cette expérience en pratique. Ce qui est intéressant, c'est de comprendre comment on pourrait rendre compte de cette procédure dans le cadre de la mécanique quantique, absolument pas de connaître le résultat dans tel ou tel cas concret. Donc ne voyez pas en Schrödinger un ennemi des animaux. Le problème n'est absolument pas là . Voici donc le dispositif. Un chat en bonne santé est placé dans une boîte. Dans cette boîte se trouvent également une substance contenant un atome dont le noyau est radioactif, une ampoule de cyanure, et un dispositif que l'on peut qualifier de diabolique. Ce dispositif est réalisé de sorte que si le noyau radioactif se désintègre, il active un détecteur de particules qui laisse tomber un marteau, marteau qui tombe sur l'ampoule de cyanure et la brise. Le chat, respirant le cyanure, succombe immédiatement. Une fois le système global préparé avec le chat bien vivant, on ferme la boîte et on attend un temps égal à la demi-vie du noyau radioactif. Au bout de ce temps, le noyau a une chance sur deux de s'être désintégré, ce qui conduit in fine à la mort du chat. La fonction d'onde du système global peut donc s'écrire à cet instant : psi égal psi chat vivant plus psi chat mort fois le coefficient 1 sur racine de 2. Tout le problème de la situation envisagée par Schrödinger est résumé dans cette fonction d'onde, et c'est elle que je voudrais maintenant discuter. Supposons qu'un expérimentateur ouvre la boîte et regarde l'état du chat. Il a une chance sur deux de le trouver vivant, et une chance sur deux de le trouver mort. S'il le trouve vivant, nous sommes bien sûr tous soulagés. S'il le trouve mort, nous sommes au contraire consternés. Mais essayons d'aller un petit peu plus loin, et posons-nous pour cela deux questions. Pouvait-on prévoir ce qui est arrivé, et quand le chat meurt-il? Considérons d'abord la première question : pouvait-on prévoir l'état de santé du chat? La réponse est négative, car nous ne sommes pas en face d'une indétermination classique comme dans un lancé de dé. Précisons ce point. Dans un lancé de dé, on attribue à chaque face une probabilité égale, mais en principe, si l'on maîtrisait avec une précision suffisante les conditions initiales, comme la vitesse avec laquelle on lance le dé ou la hauteur de sa chute, alors on saurait prévoir la face qui apparaît quand le dé s'immobilise. En revanche, en physique quantique, l'indétermination ne provient pas d'une mauvaise connaissance des conditions initiales. La mécanique quantique ne nous permet pas de prévoir à quel moment précis le noyau radioactif va se désintégrer, et elle ne nous permet pas davantage de calculer à l'avance si le chat sera trouvé mort ou vivant. L'indéterminisme quantique est fondamental, et on ne peut pas s'en affranchir. Tant que l'on n'a pas fait la mesure, les deux éventualités sont possibles, et rien dans le formalisme ne permet de privilégier l'une ou l'autre. C'est toute l'originalité de la situation imaginée par Schrödinger qui relie un événement macroscopique comme la vie ou la mort d'un être vivant à un événement microscopique intrinsèquement quantique comme la désintégration d'un noyau radioactif. Passons à la deuxième question : quand le chat meurt-il, s'il meurt? La réponse à cette question nécessite un certain soin. En appliquant naïvement le principe de la mesure en mécanique quantique, on arriverait à une conclusion étonnante : le coupable serait celui qui ouvre la boîte et qui prend connaissance de l'état de santé du chat. Le raisonnement pourrait être le suivant : tant que l'on n'a pas fait la mesure, l'état du système chat plus atome plus cyanure est une superposition cohérente des deux situations : vivant et mort. On peut les faire interférer, reconstruire l'état initial si on est très habile, donc remettre le chat dans un état qui lui est beaucoup plus favorable. Cet état quantique avec un ET qui traduit la superposition cohérente est a priori très différent du OU classique habituel quand deux éventualités se présentent. Or, c'est l'observation qui semble venir casser cette possibilité de tirer parti du ET quantique. Le criminel serait donc l'observateur? En fait non, car en pratique, la perte de cohérence entre les états vivant et mort empêche tout retour en arrière pour le système macroscopique que nous considérons ici. Précisons en quelques mots ce que nous entendons ici par perte de cohérence, encore appelée décohérence. Un système macroscopique comme la boîte avec le chat à l'intérieur est fortement couplé à son environnement. Pour un système de cette taille, il est absolument impossible, avec les technologies dont nous disposons, de maîtriser ce couplage avec un degré de précision suffisant pour maintenir pendant un temps appréciable la cohérence de l'état. En d'autres termes, la phase entre les deux composants de la fonction d'onde, chat vivant plus chat mort, cette phase va se brouiller extrêmement rapidement. Une fois que cette phase s'est brouillée, on peut considérer que le ET quantique initial a disparu et qu'il a été remplacé par le OU classique. La personne qui ouvre la boîte prend donc connaissance de l'éventualité classique qui est apparue au cours de l'expérience en présence de décohérence. On ne peut pas l'accuser d'avoir par sa mesure modifié une fonction d'onde qui aurait sinon été exploitable pour ressusciter le chat. Mais ceci nous amène à un autre type de questions, bien expérimentales celles-là , et sur lesquelles je terminerai. Quels sont les systèmes les plus gros sur lesquels on va pouvoir observer des interférences quantiques? Y a-t-il une taille limite au-delà de laquelle toute superposition cohérente devient impossible? La réponse à ces questions constitue une voie de recherche activement poursuivie dans laquelle on étudie l'interférence de grosses molécules, voire de virus. On peut également étudier la cohérence quantique de fluides macroscopiques en mouvement, comme du courant électrique dans un anneau supraconducteur. C'est également un enjeu majeur du champ de recherche appelé information quantique dans lequel on cherche à utiliser la mécanique quantique pour traiter et stocker l'information de manière beaucoup plus efficace que ne le font nos calculateurs actuels. L'ordinateur quantique n'existe pas encore, mais les progrès qui ont été faits dans ce champ de recherche au cours des dix dernières années sont spectaculaires. [MUSIQUE]