[MUSIQUE] [MUSIQUE] Je vais m'entretenir aujourd'hui avec Patrick Luyten. Patrick Luyten c'est un professeur à l'université de Leuven en Belgique, également professeur à University College London à Londres, où il travaille spécifiquement avec Peter Fonagy. Et Patrick c'est quelqu'un qui est à la fois un chercheur de très haut niveau et aussi un clinicien hors pair, formateur, superviseur en thérapies basées sur la mentalisation. Il va pouvoir nous parler du lien entre mentalisation et dépression, et en particulier la pertinence de ce concept de mentaliser pour toutes les souffrances de type dépressif. >> Bonjour Patrick. >> Bonjour. >> Je suis vraiment ravi qu'on puisse avoir un moment pour parler ensemble aujourd'hui de la mentalisation et de la dépression. Donc merci beaucoup de nous accorder un peu de temps. >> Très heureux d'être ici Martin. >> Donc, Patrick, tu as beaucoup travaillé sur la mentalisation avec différents types de souffrances psychologiques, notamment le trouble de la personnalité limite, mais aussi récemment avec Peter Fonagy, tu proposes un modèle de la mentalisation et de la dépression. Comment est-ce qu'on peut comprendre la pertinence du concept de la mentalisation >> Eh bien, je pense que l'idée de base de l'approche de la dépression par la mentalisation est assez simple. Et elle est double. Lorsque vous êtes déprimé, que vous vous sentez déprimé, vous n'avez pas envie de mentaliser. Vous n'avez pas envie de réfléchir sur vous-même ou sur les autres. Et ensuite, si vous le faites quand vous commencez à mentaliser, c'est fortement biaisé. Votre mentalisation va être influencée par votre humeur dépressive. Donc comme on dit dans le jargon de la mentalisation, si vous êtes dans une mode de fonctionnement d'équivalence psychique, ce qui est typique pour la dépression, vous croyez vraiment ce que vous pensez. Donc, dans un mode ou une humeur dépressive, lorsque vous avez le sentiment d’être inutile ou peu attrayant, vous êtes vraiment inutile, sans valeur et sans attrait. Comme si c'était le cas. Dans mon cas, je pourrais être peu attrayant mais certaines personnes pourraient ne pas être d'accord. Donc il pourrait ne pas y avoir une sorte d'isomorphisme complet entre ce que je pense et ressens et ce que les autres pensent et ressentent à mon égard. Ces modes de pensées là hein, dans l'état dépressif, sont pertinents à la mentalisation. Dans votre modèle aussi; il y a un aspect comme ça développemental, y'a beaucoup dans vos travaux cet aspect développemental qui revient. Est-ce qu'on doit absolument penser au développement lorsqu'on pense à la dépression ? Quel est le lien là ? Qu'est-ce qui est important pour vous là dans l'aspect développemental ? >> Eh bien, je pense qu'il n'y a pas vraiment d'autre solution... que de penser au développement de la dépression. Je pense que les études ont abondamment montré que l’expérience d’un attachement insécure augmente la vulnérabilité à la dépression. Les études prospectives, en particulier, ont contribué à montrer que les personnes avec des antécédents d'attachement insécures ont un risque accru de dépression. Mais encore une fois, quand tu es déprimé, quand tu te sens déprimé, cela influence tes relations interpersonnelles et particulièrement le système d'attachement intégré et évolutif, le système d'attachement pré-câblé. C'est un système de base, un système en nous. Donc, quand tu te sens déprimé, soit ... Par exemple, nous puisons dans l'environnement interpersonnel. C'est ce qu'on appelle une stratégie de désactivation de l'attachement. Tu t’éloignes des autres. Tu penses que tu dois être capable de faire face à tes expériences et à l'adversité par toi-même, ou tu hyper actives le système d'attachement. Donc tu t’accroches souvent désespérément aux autres dans une tentative de trouver du soutien, du soulagement et de la compréhension. Donc, encore une fois, nous savons que les expériences d’attachement prédisposent à la dépression mais également que la dépression influence le système d'attachement. >> C'est super intéressant Patrick, parce qu'il y a l'aspect dont tu parles qui est de la prédisposition ou de la vulnérabilité, et en même temps dans l'état dépressif, cette espèce de boucle rétroactive qui va aussi venir affecter les relations d'attachement, ces relations aux autres qui sont significatives dans nos vies. Un autre élément de ton modèle c'est de faire le lien justement entre cet aspect de l'attachement à l'autre, peut-être la vulnérabilité dépressive mais aussi le système de la récompense. Est-ce que tu peux nous en dire quelques mots? >> Exactement, Je pense que comme le système de détresse et le système de mentalisation, le système de récompense est un système évolutif très basique chez les êtres humains et il est activé chaque fois que nous faisons ou ressentons ou expérimentons quelque chose de gratifiant comme manger par exemple du chocolat belge et suisse. Ce système est activé mais en fait sa fonction première est d'être activé lorsque nous sommes dans une relation de récompense ou une relation positive. Donc ce système sous-tend le système d'attachement. Ce système est responsable de ce sentiment de se sentir compris, se sentir soutenu par d'autres personnes, au moins chez les personnes ayant des expériences ou un historique d'attachement sécurisant. En revanche, nous savons maintenant que ce système est en fait altéré dans le sens que chez les individus avec un historique d'attachement insécurisant, ce système est également activé mais l'expérience d'être dans une relation n'est pas gratifiante mais est en fait vécue comme une sorte de… au mieux ambivalence. Donc c'est un mélange de récompense de se sentir compris et soutenu, mais aussi d'anxiété. Et surtout de se sentir anxieux parce qu'il y a une peur constante que l'autre ne vous aime pas vraiment ou probablement ne veuille pas vous soutenir. Il y a donc une peur constante d'abandon associée. Donc, alors que les individus avec un historique d'attachement sécure vivent les relations comme essentiellement gratifiantes, ceux qui ont un attachement insécure n'ont pas cette expérience. C'est une expérience beaucoup plus ambivalente ou même très négative. >> Et es-tu aussi en train de dire que cette expérience ambivalente ou négative va en quelque sorte miner le développement même de la mentalisation? Est-ce que c'est quelque chose que tu es en train de dire là ? >> Oui bien sûr, je veux dire encore une fois qu’il y a un genre d’influence réciproque entre le stress, la mentalisation et la récompense. Donc, lorsque tu es dans une relation ou quand tu interagis avec quelqu'un, il y a ce mélange constant de négatif et de sentiments positifs, cela rend très difficile le fait de mentaliser. Tu commences à mentaliser mais c'est très difficile parce que si tu commences à penser à l'intention de l'autre, cela devient très confus. Est-ce qu'il m'aime vraiment ou ou fait-il seulement semblant de m'aimer ? Dans une relation d'attachement sécure, lorsque cette expérience d'être dans une relation est gratifiante et seulement gratifiante, pour ainsi dire, alors tu n'as pas besoin de mentaliser, tu peux faire confiance à cette autre personne complètement, ou presque complètement car je devrais dire de toujours être prudent dans les relations, nous pourrons revenir sur ce sujet dans une minute. Mais tu peux faire confiance à cette autre personne, donc tu n'as pas besoin de mentaliser. Mais même lorsque tu as besoin de mentaliser tu es dans une sorte d'humeur plus détendue, plus gratifiante, donc c'est beaucoup plus facile de mentaliser. Et tu peux facilement traduire cela à la situation thérapeutique. Lorsque tu rencontres un patient qui est déprimé avec des antécédents d'attachement insécure, cette personne va très facilement ou très rapidement avoir le sentiment que malgré ta bonne intention… en tant que thérapeute, il y aura toujours cette pensée persistante dans l'esprit de cette personne : « Est-ce que ce thérapeute m'aime vraiment ? Veut-il vraiment m'aider ? Ou est-ce qu'il fait juste semblant ? » Je pense que chaque clinicien peut s'identifier à cette expérience. >> Ce que tu dis là me semble vraiment très utile pour tous les professionnels en santé mentale. Donc, si tu avais quelque chose effectivement à leur dire à ce sujet, au sujet de la mentalisation, au sujet de ces aspects liés à la dépression, au système de stress notamment chez les gens qui ont vécu des traumas, à la confiance épistémique, pour conclure, qu'est-ce que tu leur transmettrais à ce sujet? >> Eh bien, je pense que ce que nous avons trouvé aidant dans cette approche de la psychopathologie, c'est qu'elle nous a aidé à comprendre à un niveau très proche, en fait au niveau phénoménologique, l'expérience du patient. L’approche de la mentalisation en général permet en fait d'adapter ton traitement à l'endroit où se trouve le patient, dans ce moment, dans la séance, ce qui est aussi appelé ou appelé en MBT le micro-séquençage. Nous nous concentrons donc beaucoup sur l'expérience du patient ici et maintenant pour générer ou pour développer ou pour favoriser la capacité de mentaliser et pour favoriser cette capacité de confiance épistémique. Parce que c'est ce dont tu as besoin dans tout traitement, que tu sois un thérapeute cognitif comportemental ou autre, un thérapeute systémique ou psychanalytique. Les gens doivent être en mesure, tout d'abord¨ de te faire confiance dans une certaine mesure, particulièrement dans l'information que tu essaies de transmettre explicitement ou implicitement. Mais ils doivent aussi avoir la capacité de réfléchir à ce que vous êtes en train de faire. faire ensemble dans le traitement. Je pense donc que l'approche de la mentalisation peut être massivement utile à tout clinicien, quelle que soit son orientation théorique. C'est précisément à cause de cet accent mis sur ce que nous voyons comme une sorte de concept trans-diagnostic et trans-théorique. Parce que la mentalisation est ce qui nous rend humains. Ce n'est pas un concept qui qui est lié à notre capacité limitée ou à une orientation théorique particulière. C'est une capacité humaine fondamentale sans laquelle nous ne sommes pas capables de fonctionner dans un monde social interpersonnel. >> OK. Merci beaucoup Patrick. Tu arrives vraiment à je dirais lier la sauce, comme on dit en français, et puis peut-être souligner les points de la pertinence de ces concepts qui sont finalement fondamentalement humains et donc qui nous concernent tous. Un très, très grand merci pour ton temps aujourd'hui, Patrick. >> Merci à vous. [MUSIQUE]