[MUSIQUE] Bonjour. Bienvenue dans ce cours qui présente une approche sociologique des mobilités. L'objectif de cette séance est de présenter les grandes lignes d'une approche sociologique des mobilités géographiques et de montrer l'intérêt d'une démarche compréhensive pour analyser les différentes dimensions sociales dans lesquelles les mobilités sont insérées. Pour commencer ce cours, je voudrais faire référence à la théorie des échelles de Dominique Desjeux, professeur émérite d'anthropologie de l'université Paris Descartes, une théorie qui paraîtra évidente si certains d'entre vous sont photographes. Selon la focale que l'on choisit, selon ce qu'on regarde, on ne va pas voir les mêmes choses, comme sur cette image prise dans une station de métro française. De loin, on distingue la silhouette d'une femme qui marche, mais plus on se rapproche et plus on se rend compte que cette image est composée d'une mosaïque de visages de plus en plus reconnaissables. Eh bien dans la compréhension des mobilités, c'est la même chose. Si on regarde une foule qui se déplace à l'heure de pointe, on verra un flux de personnes. Mais plus on se rapproche des éléments qui composent ce flux et plus leurs individualités vont émerger. Ce sont des hommes, des femmes avec des âges différents, des métiers différents, des contraintes spatio-temporelles différentes. Et si on se rapproche encore un peu, on peut repérer que cette femme, c'est votre collègue qui vient justement de changer de poste, et cet homme votre voisin qui a emménagé la semaine dernière. Une approche sociologique des mobilités nous invite précisément à opérer ce zoom du flux vers l'individualité pour mettre l'individu au centre de l'analyse. Quand on s'intéresse aux questions de mobilité, les déterminants socio-démographiques et économiques sont des variables explicatives importantes. L'âge, le genre, les revenus, les niveaux de formation permettent d'expliquer les pratiques de mobilité. Une approche sociologique des mobilités invite à aller plus loin pour analyser et rendre compte des implications liées à ces différents déterminants. Prenons l'exemple du genre qui montre bien comment de multiples et complexes dimensions sociales interagissent sur les mobilités. Les hommes et les femmes ne se déplacent pas de la même manière. En particuler dans les pays occidentaux, les femmes résident souvent plus près de leur lieu de travail que leur conjoint et passent donc en moyenne moins de temps à se déplacer pour se rendre sur leur lieu de travail. Au-delà de ce constat, comment expliquer cette différence? Eh bien être homme et femme dans nos sociétés ne supposent pas les mêmes rôles sociaux, tant dans la sphère professionnelle que personnelle. Les femmes prennent encore aujourd'hui en charge la plus grande partie des tâches domestiques et des tâches d'éducation. Ainsi, si les femmes résident plus près de leur lieu de travail, cela leur permet de réinvestir le temps gagné sur les trajets dans ces tâches familiales et domestiques, d'être plus disponibles pour la famille et les enfants, d'être plus facilement mobilisable pour venir chercher un enfant malade à l'école par exemple. Les femmes réalisent ainsi davantage de petits déplacements, mais effectuent aussi des chaînes de mobilité complexes avec les accompagnements, et elle sont très souvent soumises à de multiples impératifs horaires à la fois dans la sphère professionnelle et personnelle. Cet exemple montre comment les déplacements ne sont finalement qu'une dimension des intrications entre rôle professionnel, rôle personnel, injonctions sociales, et attendues des rôles masculin et féminin dans les sociétés. L'exemple montre aussi que toutes les spécificités des déplacements des femmes liées à leur rôle social vont influencer leurs choix de déplacements. Elles vont privilégier l'offre qui leur permettra de réaliser des chaînes de déplacement complexes, de se déplacer efficacement en heures creuses, de respecter les multiples impératifs horaires de leurs emplois du temps. Il est donc important pour le planificateur d'avoir cette connaissance fine des usages pour anticiper la demande, expliquer le non usage de certains modes de transport et finalement permettre d'offrir les modes de transport les plus efficaces et les plus pertinents à ses clients. Comprendre les mobilités, c'est aussi comprendre leur mécanisme. Traditionnellement, les choix en matière de mobilité et notamment le choix modal sont analysés comme le fruit d'une décision rationnelle d'un homo economicus qui chercherait à minimiser les coûts et le temps de son déplacement. Il s'agit là de l'application de la théorie des choix rationnels à l'analyse des mobilités. Une approche sociologique des mobilités vient précisément prendre le contrepied d'une telle approche rationnelle. L'approche sociologique ne vient pas juger de la rationalité ou de l'irrationalité des pratiques de mobilité. Elle cherche au contraire à comprendre les bonnes raisons des individus, c'est-à -dire les raisons propres à chacun d'avoir agi comme il l'a fait. Les bonnes raisons ne sont pas bonnes en soi ou parce que le sociologue l'aurait décidé. Elles sont bonnes parce que ce sont les bonnes raisons, celles de l'individu en question. Toute pratique, action ou choix a des bonnes raisons d'être, et l'approche sociologique n'est pas là pour les juger mais plutôt pour les faire émerger. Ainsi, des individus qui se déplacent, ce ne sont pas donc juste des entités qui vont d'un point A à un point B et dont les choix ne seraient que des arbitrages économiques ou temporels. Les individus qui se déplacent, ils ont une histoire singulière, ils ont vécu des expériences singulières. Ils vivent dans certains milieux sociaux, ils côtoient certains réseaux, parcourent des territoires particuliers. Ils possèdent telle ou telle représentation sociale, système de valeurs, habitudes, etc. Et tous ces éléments font l'épaisseur sociale, la singularité de ces individus, et vont participer de leurs choix, de leurs pratiques et de leurs représentations en matière de mobilité. Ainsi, pour comprendre les mobilités, il peut être intéressant de regarder toutes ces dimensions sociales qui composent les individus qui se déplacent. Pour faire émerger les bonnes raisons des individus, les méthodes de la sociologie sont très utiles, et en particulier les méthodes dites qualitatives. Les méthodes qualitatives regroupent principalement l'observation et l'entretien. Nous allons ici insister sur les méthodes d'entretien. Ces méthodes sont fondées sur l'empathie, la relation de confiance entre l'enquêteur et l'enquêté, l'écoute et la compréhension. Et c'est dans ce climat bienveillant et empathique que les personnes interrogées peuvent parler en toute liberté de ce qu'elles font, de ce qu'elles pensent, de ce qui fait sens pour elles, c'est-à -dire de leurs bonnes raisons. Les méthodes qualitatives ne cherchent pas à poser des hypothèses ou des jugements a priori, mais elles procèdent de ce qu'on appelle une méthode d'analyse inductive qui consiste d'abord à recueillir les discours des individus pour ensuite les regrouper par unité de sens et monter ainsi en généralités. Ces méthodes ne permettent pas de recueillir des informations représentatives, mais elles cherchent au contraire à montrer la diversité des pratiques possibles au travers de cas signifiants. Au final, ces méthodes, elles offrent une part de surprise, car on ne sait jamais trop à quoi s'attendre quand on part interroger des individus. Et cette surprise, c'est souvent un moteur pour aller plus loin dans l'analyse et remettre en question les manières de penser habituelles. Les méthodes qualitatives constituent ainsi un outil intéressant pour faire émerger des éléments innovants dans les pratiques, les justifications et les mécanismes d'explication des mobilités. Pour illustrer l'intérêt de cette approche sociologique des mobilités, je propose de développer un exemple à partir de travaux que j'ai menés sur les altermobilités, c'est-à -dire des usages de modes de déplacements alternatifs à la voiture individuelle. J'ai étudié en particuliers le covoiturage, les transports en commun et le vélo. Je cherchais à comprendre comment certaines personnes pouvaient développer des usages réguliers d'altermobilité. Et pour répondre à cette question, j'ai mis en place une méthode qualitative à partir d'entretiens par récits de vie auprès de personnes altermobilistes. Très concrètement, pendant les entretiens, je faisais raconter aux personnes interrogées leur vie depuis leurs plus anciens souvenirs de déplacements jusqu'au moment de l'entretien. En commençant ce travail, j'avais le sentiment que j'allais devoir expliquer des changements de pratiques, des transformations dans les habitudes. Alors, ça a été vrai pour une partie des personnes interrogées mais, pour d'autres, et ce résultat est directement lié à l'utilisation d'une méthode qualitative, les altermobilités sont apparues comme des habitudes qui se prennent très tôt, au tout début de la vie adulte, et se structurent comme des habitudes centrales dans la vie quotidienne de certaines personnes. Pour comprendre la manière dont se forment les habitudes de déplacement individuel, les entretiens ont également montré que toutes les expériences, y compris celles de l'enfance, comptent parce qu'elles vont structurer des préférences, des attirances ou des rejets pour certains modes de transport. Ainsi, dans l'extrait ici, les expériences très désagréables de ramassage scolaire vont amener cette femme à construire un véritable rejet des transports en commun, un rejet qu'elle a toujours à 48 ans, au moment où je la rencontre pour mon enquête. Ces quelques éléments empiriques montrent bien l'intérêt de la méthode qualitative pour sa capacité à innover, à bousculer nos idées. D'une part dans l'analyse des mobilités elles-mêmes, les entretiens par récits de vie ont permis de montrer des choses auxquelles je n'aurais certainement pas pensé sans cette méthode, à savoir que les habitudes alternatives à la voiture ne viennent pas seulement de changements d'habitudes mais peuvent aussi être construites très tôt dans le parcours de vie. D'autre part, capacité d'innovation aussi dans les pistes de réflexion pour apporter des outils innovants d'intervention pour le planificateur. À ce titre, l'exemple des ramassages scolaires bruyants, peu confortables, qui peuvent s'avérer traumatisants et détourner les usagers des transports publics pendant de nombreuses années, est un élément intéressant pour penser l'offre comme un système, et les usages de mobilité comme quelque chose qui se construit de manière cumulative tout au long de la vie. En conclusion de ce cours, il y a trois points à retenir. Premier point, une approche sociologique des mobilités est une approche complémentaire. C'est un autre regard sur les pratiques de mobilité. Deuxième point, cette approche, elle permet de mettre en lumière les contraintes et les opportunités des individus, les freins et les leviers à leur disposition dans leurs choix de mobilité, c'est-à -dire, finalement, toutes leurs bonnes raisons de faire ce qu'ils font en matière de mobilité. Enfin, troisième point, les approches qualitatives constituent une source d'innovation importante, à la fois pour mieux comprendre les comportements de mobilité mais aussi pour diversifier les outils d'action. Je vous remercie pour votre attention et je vous souhaite une bonne journée. [AUDIO_VIDE]