[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Dans un autre cas, en janvier 1995, Denis Adams, qui habitait dans les environs du crime, fut accusé d'agression sexuelle. Le procureur chargé du dossier fit témoigner un expert en ADN qui confirma la correspondance entre le profil ADN de monsieur Adams et le profil ADN obtenu à partir du sperme détecté sur les prélèvements intimes de la victime. Le procureur ne présenta aucun autre élément que cette correspondance. Il faut noter que dans ce cas, la victime n'avait pas reconnu monsieur Adams comme son agresseur. De plus, la petite amie d'Adams lui avait fourni un alibi pour la nuit en question. Ces éléments autres que l'ADN ne sont pas directement pertinents pour la discussion de l'erreur de raisonnement qui fut spécifiquement discutée dans ce cas. Christophe, est-ce que tu pourrais, s'il te plaît, nous en dire un peu plus sur le témoignage de l'expert en matière d'ADN? >> Oui. L'expert témoigna que la probabilité de coïncidence fortuite était de une chance sur 200 millions. Par probabilité de coïncidence fortuite, les experts s'expriment sur la probabilité d'observer une correspondance si une personne inconnue non apparentée est à la source de la trace. On ne discutera pas ici comment cette valeur a été calculée, et on considérera, comme dans l'affaire, que la valeur de 1 sur 2 millions sera non contestée par la défense et admise par l'accusation. Comment est-ce qu'on est arrivé dans ce cas à commettre l'erreur de la transposition du conditionnel? Eh bien c'est tout simple. L'erreur a été commise lorsque le procureur a dit que la probabilité que monsieur Adams ne soit pas la source de la trace était de 1 sur 2 millions, soit, la probabilité d'obtenir cette correspondance des profils ADN, sachant que monsieur Adams n'était pas la source du sperme, a été faussement assimilée à la probabilité que monsieur Adams ne soit pas la source de la trace, sachant qu'il y avait une correspondance des profils ADN. Franco, est-ce que tu peux nous écrire ces deux évènements avec tes formules? >> Bien sûr Christophe. Essayons. Regardons ensemble, et on peut utiliser presque la même notation que précédemment, mais avec le chiffre 1 sur 2 millions. Il est juste de dire que la probabilité des résultats sachant l'hypothèse de la défense et les informations égal à 1 sur 2 millions. Mais la probabilité de l'hypothèse de la défense sachant les résultats et l'information n'est pas égale à la probabilité d'observer ces résultats sachant la thèse de la défense et l'information. Les deux probabilités ne sont pas interchangeables, mais quand on le dit, il est très difficile de détecter le syllogisme. On peut facilement confondre les deux concepts, donc on doit faire très attention et ne pas tomber dans cette erreur. Il ne faut jamais, jamais vraiment, en tant que scientifique, dire que la probabilité d'observer les résultats sachant l'hypothèse est égale à la probabilité de l'hypothèse sachant les résultats. >> Ces problèmes de probabilités et de transposition du conditionnel ne sont pas nouveaux, et d'ailleurs, on a pu les observer dans l'une des affaires célèbres d'erreur judiciaire où les sciences forensiques ont joué un rôle critique. Faisons un saut dans le passé et retournons au début du XXe siècle lorsque Alfred Dreyfus, un capitaine de l'armée française, fut accusé de haute trahison. Il fut accusé à tort de transmettre des informations militaires confidentielles à l'ambassade allemande. L'élément de preuve principal était un document, le fameux bordereau, qui était écrit à la main et contenait de l'information militaire critique. Le cas Dreyfus a eu d'énormes implications politiques et historiques en France, mais ici, nous n'allons nous concentrer que sur les aspects forensiques tels qu'ils furent exposés en 1899 lors du second procès de Dreyfus devant la cour martiale. Tout commença avec ce document que vous voyez reproduit ici. Bertillon, qui travailla sur ce cas, est considéré comme l'un des pères fondateurs des sciences forensiques en France. On lui demanda de reconstituer le document, qui avait été découvert découpé en morceaux dans les poubelles de l'ambassade, de le photographier et de comparer l'écriture présente sur ce document avec l'écriture de Dreyfus. Bertillon était à ce moment au sommet de sa gloire et de sa réputation, et présenta au tribunal, en utilisant des techniques photographiques et de projection modernes, qui n'avaient par ailleurs jamais été utilisées devant une cour de justice. Selon la théorie Bertillon, Dreyfus aurait fabriqué le document en utilisant un mot spécifique, le mot intérêt, pour produire ce qu'on appelle aujourd'hui une autoforgerie afin de ne pas être reconnu dans le cas où le bordereau serait intercepté. Selon Bertillon, Dreyfus aurait utilisé un mot clé, le mot intérêt, retrouvé dans une lettre qui lui était adressée par son frère, et qui a été utilisée comme schéma directeur pour construire le bordereau. Le papier pelure du bordereau était très fin et translucent, ce qui permettait d'utiliser par-dessous le gabarit de cette chaîne constituée des mots intérêt pour rédiger l'information secrète. Grâce à ce guide sous-jacent, il aurait fabriqué ce texte, et Bertillon trouva que les positions de débuts de mots et de fins de mots d'un certain nombre de mots polysyllabiques se retrouvent à des endroits qui concordent étrangement. Ce n'est pas évident de vous représenter comment, selon Bertillon, le bordereau a été produit, et nous allons passer un peu de temps au laboratoire pour vous présenter comment il a été fait. Je vais vous présenter comment Bertillon a proposé la méthode de fabrication utilisée par Dreyfus pour produire le bordereau que vous avez ici sous les yeux. Ici, vous voyez le recto du bordereau. Le bordereau lui-même a été retrouvé dans les poubelles de l'ambassade d'Allemagne. Il était déchiré, donc la première tâche pour Bertillon a été de reconstituer le bordereau. Ici, vous avez la reproduction du bordereau ainsi reconstitué. Avant de poursuivre, il est important de préciser que ce bordereau n'a jamais été écrit par Dreyfus. Des enquêtes subséquentes ont montré qu'il s'agit d'Esterhazy, d'une écriture tout à fait naturelle, qui a écrit l'ensemble du bordereau et des informations qu'il contient. Bertillon était convaincu de la culpabilité de Dreyfus, et il élabora ainsi un système par lequel Dreyfus a construit une autoforgerie de sa propre écriture pour apparaître telle que vous l'avez sous cette forme. Et c'est cette technique, ce système Bertillon, que je vais vous présenter. La première chose que Bertillon fait c'est qu'il remarque qu'il y a une certaine régularité dans le document, tant par son interligne que le positionnement des lettres par rapport à des lignes verticales. Il va donc appliquer, tant sur le recto que sur le verso, des lignes verticales pour montrer qu'elles interagissent avec le texte sous-jacent à des points qui sont réguliers, qui sont répétitifs. C'est ce que Bertillon va appeler des coïncidences. Typiquement, les mots polysyllabiques débutent à des points fixes sur ce réticulage vertical. Ici copie, ici prendre, ici disposition, ici intérêt, les lettres débutent par rapport à l'axe vertical toujours au même endroit. C'est ce que Bertillon va appeler ces fameuses coïncidences qui d'après lui sont la preuve que le document a été fabriqué et n'est pas d'une écriture naturelle. S'il devait être d'une écriture naturelle, selon Bertillon, on ne devrait pas pouvoir aligner le début de ces mots avec une telle précision sur ces axes verticaux. Maintenant, comment est-ce que Dreyfus a construit ce document selon Bertillon? Bertillon, dans les documents personnels saisis chez Dreyfus, tombe sur une lettre écrite par son frère, qui lui était adressée, dans laquelle on a le mot intérêt que vous avez ici reproduit. Le mot intérêt, Bertillon va le mesurer, va l'étudier sous tous ses angles possibles, et il va prétendre, avec un système de mesure basé sur le kutsch, que le mot intérêt est kutschique en ce sens que l'ensemble de ses dimensions, longueur et angle peuvent être mesurées entre ces éléments par des multiples ou des fractions du kutsch. Selon Bertillon, c'est ce mot clé qui va servir à la construction intégrale du bordereau. C'est-à -dire que Dreyfus va construire une chaîne de caractères sous-jacente, régulière, répétitive, qui va être utilisée comme sous-main pour construire le bordereau. Je vous présente cette chaîne. Elle est ici. Cette chaîne imbriquée, comme l'appelle Bertillon, elle est constituée du mot intérêt, qui sont appondus, ici en noir plein, appondus les uns après les autres de manière régulière. Une deuxième chaîne a été construite par Bertillon. C'était d'ailleurs le seul moyen par lequel il arrivait à expliquer toutes ses observations. Dreyfus, selon Bertillon, aurait ajouté une deuxième chaîne ici en traitillés, un tout petit peu décalés, pour construire la fameuse chaîne d'écriture qui va être utilisée comme modèle. Cette chaîne-là sera donc utilisée d'après Bertillon, par Dreyfus pour construire le bordereau, en plaçant simplement le papier pelure sur lequel le bordereau va être rédigé par-dessus la chaîne ainsi construite, puis en écrivant directement par transparence le texte d'intérêt à être transmis aux autorités allemandes. Ce n'est pas le mot intérêt qui a été reproduit systématiquement. C'est simplement le texte tel que prévu par l'information qui devait être transmise, le mot intérêt, cette chaîne ne dictant que les angles et les positions d'attaque, les points d'attaque et donc, les régularités que l'on observe dans le bordereau. C'est par ce mécanisme-là , ligne après ligne, que Dreyfus, selon la théorie Bertillon, aurait construit le bordereau. Et donc, Bertillon terminera sa déposition au tribunal par la présentation du produit final, où vous pouvez-voir le texte sous-jacent du bordereau ici en noir, je vais partir en manœuvre, qui conclut le bordereau, et qui dessous, on voit les fameuses chaînes construites à partir du mot intérêt, et à Bertillon d'indiquer que la régularité de l'interligne, la régularité du positionnement de chacune des lettres par rapport à l'axe vertical, est telle qu'elle ne peut s'expliquer que par cette théorie de la fabrication du faux, et vu que le faux a été fabriqué par Dreyfus en voulant imiter sa propre écriture, Bertillon va appeler cela une autoforgerie. Bien, maintenant que vous avez vu comment, selon Bertillon, le document a été préparé, on va porter notre attention sur les aspects statistiques de la déclaration de Bertillon. Bertillon présenta un argument basé sur l'observation de quatre mots, qui étaient dans la même position sur la grille, positionnés par Bertillon sur le document, et qui auraient été utilisés comme modèle par Dreyfus. Selon Bertillon, la probabilité d'observer ces quatre correspondances par pure coïncidence, c'est-à -dire qu'elle serait la conséquence d'une écriture naturelle et spontanée, cette probabilité-là était d'une chance sur cinq, élevée à la puissance quatre, c'est-à -dire une probabilité de 1/625. Pour Bertillon, cette probabilité suffisait à prouver que le document, le fameux bordereau, était un faux. Il fallut attendre le rapport de Darboux, Appel et Poincaré pour montrer les lacunes du système Bertillon. Ce système souffrait par ailleurs de multiples défauts. Mais parmi ceux-ci, les trois auteurs du rapport ont pointé sur le raisonnement fallacieux proposé par Bertillon. Le comité souligna deux aspects problématiques. Le premier est que Bertillon a commis ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de transposition du conditionnel. Il a confondu la probabilité des observations, des correspondances si on admet qu'elles existent, avec la probabilité que le document ait été écrit de façon naturelle. Et maintenant, vous savez que l'on ne peut pas inférer la seconde probabilité à partir de la première. Le deuxième problème est que Bertillon n'a considéré qu'un seul aspect de l'argument et non les deux. Il a agi de la même façon que dans l'affaire Sally Clark. En effet, Bertillon a seulement considéré la probabilité des correspondances si le bordereau était d'une écriture naturelle. Mais il n'a jamais considéré la probabilité de ces résultats sous l'alternative, soit quelle est la probabilité de retrouver ces coïncidences, ces correspondances, si le document était effectivement un faux. Sans tenir compte des deux points de vue, il est impossible de dire avec quelle force les coïncidences observées pouvaient s'exprimer en faveur de la thèse du faux ou en faveur de la thèse de l'écriture naturelle. >> Merci beaucoup, Christophe. Bon, rien de nouveau sous le soleil. Dès qu'on présente un argument statistique au tribunal, pour qualifier les résultats forensiques, il y a le risque de mal interpréter la preuve. Il faut donc être très attentifs. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE]